Alors que la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a annoncé le 3 février l’extension à 5 établissements pénitentiaires du dispositif de regroupement des personnes détenues radicalisées, “sur la base de l’expérimentation menée à Fresnes” depuis octobre 2014, il va falloir sérieusement l’améliorer. Un rapport des services pénitentiaires du 27 janvier, dont l’OIP (observatoire international des prisons) s’est procuré une copie, critique sévèrement l’expérience pilote menée à Fresnes,
confirmant les réserves exposées par les syndicats à la ministre de la Justice lors de sa visite à la prison le 13 janvier et constatées sur place par les deux parlementaires écologistes du Val de Marne le 19 février. Sans remettre en cause le principe même du regroupement, ce rapport d’inspection de 33 pages, détaille les dysfonctionnements de l’expérimentation telle qu’elle est menée actuellement et invite à sérieusement revoir la copie du point de vue des critères de sélection comme de l’accompagnement des personnes concernées. Revue de détails après lecture du rapport.
L’Inspection des services pénitentiaires s’est rendue à deux reprises à la maison d’arrêt, les 14 et 21 janvier, avec un rapport d’étape intermédiaire adressé à la direction de l’établissement le 16 janvier. Durant ces deux journées, cinq inspecteurs se sont entretenus avec une quarantaine de personnes, surveillants, détenus, direction, syndicats, aumôniers, médecins… à propos de cette U2P (Unité de prévention du prosélytisme) et ont apprécié également le système d’information et l’organisation du renseignement interne.
L’origine du regroupement
Selon le rapport d’inspection, ce regroupement, mis en place en octobre 2014, a été motivé par l’arrivée, dans un temps rapproché, de plusieurs jeunes hommes placés en détention provisoire pour organisation d’association ou participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. Concrètement, le rapport observe que la moitié des détenus de l’unité (11 sur 22 regroupés au 15 janvier) ont été écroués en mars et septembre 2014, les autres en 2013 ou avant. A noter que l’unité, qui comptait 22 personnes au moment de l’inspection et de la visite de la Garde des Sceaux, en accueillait 37 lors de la visite des parlementaires écologistes Laurence Abeille et Esther Benbassa le 19 février.
Manque d’argumentation étayée au départ
“A la logique d’éparpillement qui était la règle jusque-là, s’est substituée une logique de regroupement sans qu’une analyse particulière de type avantages/inconvénients/bénéfice s attendus/ faisabilité n’ait été réellement menée et justifie cette nouvelle approche. La question “est-il bon de procéder à un regroupement” n’apparaît dans aucun document de l’établissement”, pointe le rapport. C’est une première note de service du 10 octobre qui motive l’initiative de la direction “afin d’éviter une influence néfaste et la radicalisation de profils fragiles sur l’ensemble de l’établissement.” Dans une note externe adressée à la direction interrégionale des services pénitentiaires, le directeur de l’établissement explique qu’il ne s’agit pas d’isoler ces détenus mais de prévenir leur influence et leurs pressions éventuelles sur les autres détenus pour les contraindre à modifier leurs pratiques (lectures, écoute de musique…).
Manque de concertation
Le rapport relève que la décision de créer cette unité n’a donné lieu qu’à une concertation minimale avec quelques membres de la direction, ainsi qu’une information à l’aumônier musulman. N’ont pas été consultés l’antenne du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation), les services médicaux, enseignants et autres acteurs intervenant dans la maison d’arrêt. Au-delà de la discussion du bien-fondé du regroupement, c’est l’absence de discussion sur l’accompagnement spécifique de ces détenus que regrettent les intervenants. “Ce constat est d’autant plus dommageable que l’ensemble des partenaires n’a pas remis en cause le principe d’un regroupement et s’est déclaré prêt a créer les conditions pour une prise en charge adaptée a cette population pénale“, observe le rapport.
Les plus radicalisés ne sont pas dans l’unité
Afin de travailler sur des critères objectifs, la direction a retenu des critère d’affectation exclusivement judiciaires. N’ont été concernées que des personnes détenues pour organisation ou participation à «une association de malfaiteurs en vue de la
préparation d’un acte de terrorisme», avec la mention «en lien avec une pratique
radicale islamiste» dans le dossier pénal. Plusieurs personnes répondant à ces critères n’ont toutefois pas rejoint le dispositif : deux personnes considérées comme des leaders afin d’éviter que l’unité ne se radicalise davantage, une autre en raison de son extradition à venir, une autre encore, placée au quartier d’isolement en raison de sa “dangerosité quant à l’intégrité physique même du personnel”, et encore deux personnes sur prescription du magistrat instructeur. En outre, les détenus de droit communs au comportement plus radical ne rentrent pas dans les critères. C’est le cas par exemple d’une personne ayant participé à des combats au sein de Daech (Etat Islamique)!
Un détenu du regroupement ne veut pas en faire partie
Ces critères sont-ils pertinents ? Le rapport relève également que seul un incident lié à des faits de prosélytisme (appel à la prière) avait été relevé à l’encontre des détenus écroués en 2013 regroupés dans l’U2P. “Si ce constat ne suffit pas a invalider le choix opéré (il a souvent été dit que les plus «dangereux» étaient les moins actifs), il pourrait le remettre en cause, dès lors que d’autres détenus «non judiciairement U2P» se montrent en pointe en matière de radicalisme”, commente le rapport de l’inspection. Le rapport observe en revanche qu’un des détenus de l’unité a fait part de son “opposition ferme” à adopter les règles de vie des membres de l’U2P, précisant “vouloir fumer, regarder tous les programmes de télévision y compris ceux présentant des images de corps dénudés, écouter tout type de musique”, activités impossibles en cellule avec les autres détenus de cette unité. Il a dû être changé de cellule à plusieurs reprises et lors de la visite de l’inspection, il a été indiqué que son cas pourrait être réexaminé par un magistrat instructeur pour qu’il quitte cette unité. Un détenu affecté à l’U2P quelques jours avant l’examen de sa remise de peine, a aussi fait part de son inquiétude que cette présence dans l’unité de le pénalise en le stigmatisant. Autre remarque du rapport : il n’est pas prévu de modalités de sortie de cette unité.
Un simple regroupement
Concernant les modalités d’encadrement de l’U2P, le rapport confirme qu’il n’y a pas eu d’aménagement particulier. Il y a simplement douze cellules du premier étage, voisines les unes des autres, qui ont été affectées à cette unité. Encore une fois, il ne s’agit pas d’isoler les détenus. Ils peuvent participer aux activités socio-culturelles, sportives, enseignements, travail. Ils sont en revanche regroupés pour la pratique du culte, du sport en extérieur, la bibliothèque et la promenade. Il n’existe donc pas de véritable étanchéité qui aurait pour conséquence de “limiter la portée du régime de détention de ces publics spécifiques“, observe le rapport. Un seul incident a été relevé depuis le début de l’expérience, un refus collectif de réintégration dans les cellules en novembre 2014. Concernant l’impact de la religion sur la vie dans cette unité, le rapport note qu’une médecin femme a été refusée pour les soins et qu’il a été demandé à une infirmière qui allait effectuer une piqûre de prononcer une phrase à l’adresse d’Allah. Si les conditions de détention ne sont pas différentes pour les personnes regroupées dans l’U2P, le rapport relève toutefois l’impossibilité pour ces dernières de réserver leur parloir au moyen de la borne électronique disponible et l’obligation de passer par le standard téléphonique. Un obstacle de taille, relève l’OIP qui a constaté à plusieurs reprises l’engorgement de cette ligne.
Une envie d’agir malgré tout
Pour autant, l’idée de regroupement n’est pas remise en cause en elle-même par la communauté d’intervenants et d’encadrement de l’établissement. “Tous les interlocuteurs rencontrés, y compris les différents représentants des cultes, ont insisté sur la nécessité d’adapter les réponses de l’administration face à ce phénomène qualifié de péril pour l’ordre en détention mais aussi pour le devenir des jeunes détenus incarcérés. Certains ont même indiqué que l’administration avait certainement trop longtemps «accepté» certaines manifestations d’une radicalisation religieuse”, pointe le rapport. Mais à condition d’organiser une sérieuse concertation en amont et d’accompagner ces détenus de manière spécifique. “Il y a certainement dans cette volonté unanime, matière a progresser dans le traitement de ce phénomène et obtenir des résultats probants“, encouragent ainsi les inspecteurs de la mission.
Trois aumôniers témoins de Jéovah et un seul musulman
L’une des difficultés pour améliorer le dispositif est qu’il faut faire avec les moyens du bord. Or, ceux-ci ne laissent pas entrevoir une grande marge de manoeuvre. Concernant l’encadrement de la pratique du culte par exemple, le rapport constate qu’il n’y a qu’un seul aumônier musulman alors qu’un millier de détenus pratiquent le ramadan. Ce dernier, âgé, ne peut donc se rendre dans les cellules malgré les demandes et se contente de séances collectives. Il y a en revanche trois aumôniers témoins de Jéovah pour seulement 80 personnes concernées. Il y a également trois aumôniers catholiques.
Mieux organiser l’évaluation
Le rapport pointe aussi la nécessité d’évaluer une telle expérimentation et l’état de l’influence du fait religieux dès le départ (avec des outils de mesure d’ambiance par exemple). Le renseignement sur les risques de radicalisation n’est pas encore complètement optimal relève également le rapport. Alors qu’une grille d’aide à l’évaluation du risque/degré de radicalisation islamiste a été transmise début janvier 2015, à remplir pendant la phase d’observation des détenus arrivant, les surveillants n’ont pas vraiment été formés pour la remplir, se contentant d’une note de service. En outre, cette grille n’est utilisée que lors du premier entretien des arrivants, et non à la fin du cycle d’observation de quelques jours, ce qui limite l’observation d’un comportement pouvant relever d’une pratique radicale de l’Islam.
Concernant le suivi des personnes au sein de l’U2P, un outil spécifique d’observation a été mis en place, mais est peu rempli. Seulement trois observations entre le 11 et le 21 janvier ont constaté les inspecteurs qui observent également que le registre n’est pas visé par le personnel d’encadrement. Il est vrai que d’autres dispositifs d’observation sont déjà en place, à l’instar du CEL (Cahier Electronique de Liaison) qui existe dans toutes les prisons. Mais peu d’observations apparaissent également dans le CEL, à l’exception des personnels du corps de commandement qui restituent les audiences, indique le rapport. A noter que le CEL, qui peut aussi être rempli par les intervenants extérieurs, ne l’est que très peu, étant perçu par un certain nombre comme un fichage électronique préjudiciable au détenu.
Dans ses conclusions, le rapport souligne que l’initiative du chef d’établissement de la Maison d’arrêt de Fresnes, Stéphane Scotto, a le mérite de proposer une solution alternative possible, compliquée à mettre en oeuvre “à moyens constants”, avant de reprendre les réserves observées concernant les manques de concertation, critères de sélection appropriés, outils d’observation, accompagnement spécifique et encore renseignement solide. Le rapport adresse ainsi 11 recommandations :
1° La définition d’un projet de service en forme de doctrine d’emploi du modèle retenu est un pré-requis indispensable. Il pourrait être accompagné d’un logigramme permettant de décrire complètement le projet retenu (décisions à prendre, actions à mener pour atteindre les objectifs ainsi que les intervenants concernés).
2° Le critère de sélection du regroupement ne peut s’appuyer sur une automaticité résultant d’éléments exogènes comme une qualification pénale mais sur un faisceau d’éléments et d’informations recueillis que permet l’observation notamment dans la phase quartier arrivants.
3° La sélection initiale doit être réversible en cas d’erreur manifeste et dès lors que le comportement évolue dans le bon sens.
4° La configuration des lieux peut être un obstacle à une parfaite étanchéité entre personnes détenues. Celle-ci peut rarement être atteinte dans les établissements existants (sauf cas particuliers comme le QMC de Réau). Pour autant, si les gestes professionnels sont correctement assurés et les procédures bien respectées, le regroupement façon «Fresnes» permet déjà une limitation des échanges et les rend, pour le moins, difficiles à se développer. Un tel dispositif avec des échanges possibles rend également l’observation plus intéressante à partir du moment ou le contrôle et l’observation sont réels.
5° En toute hypothèse, l’étanchéite si elle était voulue signifierait que l’établissement doit pouvoir affecter des personnels dédiés aux personnes regroupées pour l’exercice des activités : enseignement, sport, culte mais aussi parloirs, téléphonie … .
6° L’association des différents intervenants a cette modalité de prise en charge est indispensable. Rejeté par aucun d’entre eux pour ce qui concerne Fresnes, le choix du regroupement n’est en soi qu’une modalité de gestion de la détention, sans effet sur les autres intervenants (SPIP, sante, enseignements, sports, culte…) qui continuent a remplir leur mission et, a ce titre, devraient être parfaitement informés et associés.
7° La prise en charge d’un groupe de personnes – personnes d”tenues radicales islamistes ou autres – ne peut se limiter aux seuls aspects de gestion de la détention et doit intégrer la possibilité pour les personnes détenues volontaires de sortir de l’unité de prévention du prosélytisme à partir d’une évaluation pluridisciplinaire de l’évolution de leur comportement. Dès lors, la question du programme d’activité se pose. Ce programme que l’on peut qualifier de “désengagemen” ou “déradicalisation” au bénéfice des regroupés ne saurait être laissé à l’initiative du local du fait de sa nouveauté et du savoir-faire qu’il requiert.
8° La composante religion ne peut être occultée tant s’agissant de son offre que de sa qualité sous peine, comme à Fresnes, de ne pas répondre aux attentes et laisser des initiatives incontrôlées se développer pour ce qui concerne le culte musulman.
9° Les outils, qu’il s’agisse de détection, d’observation ou de suivi, doivent être simples, cohérents entre eux, et leur utilisation doit être accompagnée pas seulement par des notes de service. Il conviendrait, pour leur définition, d’associer des praticiens qui, au quotidien, devront les renseigner. Il s’agit aussi, in concreto, d’apprécier la charge représentée localement par de tels suivis pour les agents concernés afin d’apprécier la faisabilité de l’ensemble.
10° La fonction renseignement doit pouvoir être structurée et dotée de moyens permettant à ses titulaires d’assurer une permanence effective sans être distrait par les autres activités de l’établissement.
11° La définition et le recueil de quelques indicateurs, accompagnant la nouvelle organisation, permettraient de mesurer les effets d’un tel regroupement sur le restant de la détention.
“L’expérimentation de Fresnes pourrait être réorientée selon ces différents axes qui serviraient également d’éléments de cadrage pour les prochains sites retenus“, conclut diplomatiquement le rapport.
Réaction de l’OIP
“Ce rapport confirme le caractère précipité de l’annonce du Premier ministre le 13 janvier, puis de la garde des Sceaux le 3 février, de créer cinq quartiers dédiés aux personnes détenues radicalisées «sur la base de l’expérimentation menée à Fresnes», en passe d’être «déclinée» dans les maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis et d’Osny“, réagit dans un communiqué l’Observatoire international des prisons, qui s’est procuré le rapport. “Nous allons être très vigilants sur les modalités de mise en place des prochains dispositifs, indique Sarah Dindo de l’OIP Nous souhaitons que les nouvelles unités tiennent compte des remarques de l’inspection. Une mesure d’éloignement ne constitue pas un programme et le regroupement peut aggraver les phénomènes de violence. C’est dans une prison américaine en Irak qu’est né Daech...”
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