Y’a de la pomme ? Non, c’est de la prune. Ce premier samedi de février, dans une petite grange du plateau briard, Gérard Baudoin en avait enfourné 250 litres dans l’alambic à peine sonnée la cloche de sept heures. Autour de midi, vingt litres de goutte 100% made in 94 était prêts à être mis en bouteille.
Les alambics pour faire de l’eau de vie, jadis, il y en avait dans beaucoup de villages, et, à défaut, des itinérants passaient à chaque saison. Aujourd’hui, le seul officiellement en service dans le département se trouve à Mandres-les-Roses, grâce aux bons soins de l’association Mandres distillation qui fait tourner sa manivelle plusieurs fois par an. “Au début des années 1970, il y avait encore un alambic à Périgny-sur-Yerres, et l’on faisait bien 70-80 chauffes par an chacun“, raconte Jacques Bloch, trésorier de cette association qui maintient la tradition et veille à l’entretien du matériel.
Avant la distillation : ramassage, broyage, bouille…
La chauffe, c’est l’opération de distillation qui transforme les fruits en alcool. Pas n’importe quels fruits. Inutile d’apporter des fruits à peine mûrs, prévient Jacques Bloch. Il faut commencer par les ramasser, “ne surtout pas secouer l’arbre qui ferait tomber des fruits avant qu’ils ne soient à point.” L’étape suivante : le broyage, surtout sans dénoyautage, puis l’oubli dans un tonneau durant plusieurs semaines. Enfin, un tonneau, c’était avant. Maintenant, on utilise des grands containers en plastique bleu, moins pittoresques mais plus pratiques. C’est le moment de la bouille. On l’appelle ainsi car les fruits qui macèrent laissent s’échapper des bulles. Lorsqu’il n’y a plus de bulles, on verse 5 cm d’eau au-dessus des fruits pour éviter de laisser s’échapper l’alcool, de quoi patienter jusqu’à l’opération distillation, l’hiver venu. “On peut garder ses fruits un an si l’on n’a pas assez pour faire une chauffe avec la récolte d’une année”, conseille Gérard Baudoin.
C’est quoi cette histoire de privilège des bouilleurs de cru ?
A Mandres, ce-sont des notables du bourg qui ont acheté la machine dans les années 1930, pour disposer d’un alambic sur place alors qu’il n’y avait à l’époque que des itinérants. Ainsi est née l’association. A Périgny, comme ailleurs alentours, la tradition s’est éteinte après les derniers distillateurs de la ville : Bébert, un employé de mairie, à qui succéda un gendarme. Et à Mandres, le nombre de chauffes par année se compte désormais sur les doigts d’une main. Est-ce à cause de cette histoire de privilège qui ne se transmet plus ? “Pas du tout, reprend Jacques Bloch. Le privilège ne concerne pas le distillateur, tout le monde a le droit de distiller à condition d’en maîtriser la technique. Le privilège concerne le bouilleur de cru. Et le bouilleur de cru n’est pas celui qui fait la chauffe mais celui qui apporte ses fruits pour les transformer en alcool. C’est Napoléon qui avait instauré ce privilège pour ses grognards, et cela consistait simplement en une exonération de taxes sur les 1000 premiers degrés d’alcool (soit par exemple 20 litres à 50 degrés). Il se transmettait de manière héréditaire jusqu’à une loi de 1959. Désormais, les derniers détenteurs de ce privilège ne peuvent plus le transmettre, mais tout le monde peut toujours faire distiller ses fruits à condition d’attester qu’ils viennent bien de son verger… et de payer les taxes“, détaille le trésorier de l’association. Et on ne plaisante pas avec cet impôt. Chaque année, le service des douanes vient sceller l’alambic au plomb en fin de saison et repasse pour l’ouverture. A défaut de privilège, les bouilleurs bénéficient néanmoins d’une remise de 50% sur les 1000 premiers degrés, soit 8,5 € le litre environ au lieu de 17 €. A cela faut-il rajouter le prix de la chauffe, 100 euros, et apporter du bois ou 15 euros supplémentaires.
Des vergers de Villiers à la forêt de Boissy… les prunes du 94 dans l’alambic
Mais ce n’est pas pour économiser quelques euros par rapport au supermarché que les bouilleurs de cru viennent ici distiller leurs fruits. C’est bien-sûr pour le plaisir de sortir sa goutte à la fin du repas. C’est le cas de cet habitant de Villiers-sur-Marne venu veiller sur sa cuvée 2018. “Quand j’étais gamin, j’habitais Champigny-sur-Marne, dans le quartier de Coeuilly, et je me souviens que j’allais ramasser les fruits avec mon père. Lui mettait de la terre glaise au-dessus des fruits une fois bouillis, en attendant la chauffe. Au début, il y avait un chauffeur ambulant à Villiers, puis nous avons dû aller à Bry, et après nous avons même été à Meaux pour faire distiller, jusqu’à ce que je découvre l’existence de cette association, témoigne-t-il. J’adore tester toutes les recettes de grand-mère. Je fais des confitures, du vin de feuille de pêcher… L’année dernière, j’ai mis un petit mot dans les boites aux lettres des voisins pour proposer à ceux qui n’utilisaient pas leurs rhubarbes de les récupérer pour ne pas les perdre et j’ai été étonné de recevoir beaucoup de réponses positives. Les gens sont contents que l’on ne gâche pas, et puis je leur donne une partie des confitures!“Après avoir porté leurs fruits la semaine précédente, ils sont venus en couple pour assister à la distillation.
Dans la grange en terre battue mise à disposition par la ville, le mercure ne s’affole pas mais l’alambic est maintenant bien chaud et des vapeurs de prune commencent à s’émanciper de la cuve en cuivre. Pour rappel, l’alcool s’évapore à partir d’une température moins importante que l’eau et c’est cette différence qui permet de séparer les deux grâce à un chauffage très maîtrisé. “Surtout, il ne faut pas brutaliser”, enjoint Gérard Baudoin. Ici, on chauffe doucement, 4-5 heures. Un fumet fruité commence à se laisser deviner. Les vapeurs d’alcool passent alors dans une lentille de rectification qui renforce la résistance que doit subir la vapeur avant de se condenser et permet d’obtenir un alcool plus fort.
Depuis la lentille, l’eau retombe tandis que l’alcool monte dans le col de cygne et redescend en se condensant dans les tuyaux en serpentin plongés dans une cuve remplie d’eau de refroidissement. Au bout de celle-ci : un robinet doté un alcoomètre. C’est ici que sort la gnôle. En début de distillation, l’alcool sort plus fort, autour de 70-75 degrés, puis diminue progressivement. les dernières gouttes d’alcool s’appellent les petites eaux. Pour obtenir une eau de vie à 50 degrés, il faut le mélanger au fur et à mesure jusqu’à obtention du taux d’alcool désiré, en brassant vigoureusement car les alcools ne se mélangent pas facilement.
Onze heures, la moitié d’une petite baignoire pour bébé est désormais remplie, mais nous sommes encore à une soixantaine de degrés. Deux bouilleurs de cru arrivent pour déposer leurs fruits en vue de la prochaine chauffe. Encore des prunes. “Nous les avons ramassées avec des copains en lisière de forêt à Boissy-Saint-Léger, sous les lignes à haute tension.”
Si cela vous tente de faire distiller vos fruits, contactez l’association : distillation.mandres@gmail.com.
Sinon, vous pouvez vous risquer sur le bizarre…
Bouilleur de cru, pas de crue !! Corrigez ! La Marne a débordé dans votre article 🙂
Et pour finir : bouilleurs de cru, sans “s”.
Ça serait plutôt l’Yerres, à Mandres.
Bouilleurs de cru”e” ?! ce serait bien utile si on pouvait gérer les crues de cette manière 🙂
C’est ce qu’on pourrait appeler un débordement orthographique 🙂
Superbe !
Très instructif, merci.
Une source de lien social et culturel où sont préservés traditions et patrimoine séculaires.
A bientôt 😉
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