Reportage | | 11/12/2019
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Crise de direction au Théâtre des Quartiers d’Ivry-sur-Seine: salariés, artistes, spectateurs dans la rue

Crise de direction au Théâtre des Quartiers d’Ivry-sur-Seine: salariés, artistes, spectateurs dans la rue

Hémorragie de la fréquentation, artistes qui se décommandent, malaise social… Rien ne va plus au Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis l’installation d’un nouveau directeur qui a fait l’objet d’une plainte pour viol classée sans suite. En grève, le personnel appelait ce mercredi à un rassemblement à 19 heures, qui a été largement suivi, avec prises de paroles des salariés.

Je ne viens plus depuis le mois de septembre, mois durant lequel les employés sont montés sur scène pour avouer leur malaise”, confie Annie, une spectatrice. Et elle n’est pas la seule.

“Le public déserte nos salles. De nombreux artistes refusent de mettre les pieds au théâtre ou d’avoir affaire à sa direction. Les partenaires territoriaux se désengagent. Nous, salarié·e·s, sommes en souffrance morale et physique et nous ne tenons plus. Le Théâtre des Quartiers d’Ivry s’effondre petit à petit, dans un lourd silence. Il est urgent d’agir” , résumaient les salariés dans leur appel à manifester. Lors de la production du spectacle de Jean-Pierre Baro, Méphisto, durant les deux dernières semaines de novembre, le théâtre a été déserté, avec un taux de remplissage de la grande salle de 23%. Un véritable boycott qui s’est aussi matérialisé par des affiches vandalisées, des tags sur les murs du théâtre ou encore le refus de tracter pour ce spectacle devant d’autres salles de spectacle.

“Je venais régulièrement. Je faisais même du théâtre avec mes élèves en partenariat avec le TQI”, relate une ancienne enseignante d’un collège d’Ivry. Là, je suis spectatrice, mais je n’y vais plus depuis septembre. C’est pourtant un lieu magnifique, très emblématique d’Ivry puisqu’il y avait avant une manufacture. Désormais, je me sens bizarre. Les rumeurs doivent jouer. Il y a encore trois ans de ça, je sentais que l’équipe était intégrée à la ville. Là, je ne ressens pas la même chose. J’ai le sentiment que quelque chose s’est brisé. Je suis venue ici pour comprendre ce qu’il s’y passe, et avant tout pour soutenir notre théâtre. J’ai participé à sa construction d’abord avec mes impôts mais surtout moralement. Quand quelqu’un prend la tête de quelque chose, il doit écouter son personnel, au moins un peu au départ ; on ne fait pas un projet tout seul. J’espère que je vais revenir !

L’affaire a commencé fin 2018, comme l’expliquent les salariés dans leur appel. “Le vendredi 21 décembre 2018, nous apprenions qu’une plainte pour viol avait été déposée contre le futur directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Jean-Pierre Baro. Ce dernier a été nommé en juin 2018 par la ministre de la Culture de l’époque, Françoise Nyssen, avec la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France (Drac), le Conseil départemental du Val-de-Marne et la ville d’Ivry-sur-Seine. Malgré le classement sans suite de cette affaire, les conséquences sont nombreuses et pèsent toujours sur le Théâtre des Quartiers d’Ivry.” Pour ces derniers, la situation est“catastrophique” et le théâtre vit un véritable “naufrage”.

“Les interlocuteurs nous disent que tant qu’il y aura cette direction, nous ne pourrons pas bosser ensemble. L’ensemble de l’action culturelle du territoire en est forcément impactée. Nous savons que le maire n’est pas le seul décisionnaire, qu’il y a la DRAC Ile-de-France, le ministère de la Culture également. Ils ont une marge de manœuvre évidente, notamment le maire, qui est à notre écoute, mais la situation reste dans une impasse. Avant les vacances d’été, le directeur parlait d’un retrait. Mais, après coup, il n’en était rien. Jean-Pierre Baro nous a dit ‘attendre que le maire lui dise de se retirer’… Plus largement, il n’y a pas de communication entre les salariés et la direction. Des membres syndiqués nous aident, et on respecte la présomption d’innocence ce pourquoi nous ne nous attardons pas là-dessus. Le fait est que le théâtre est en train de couler, ce pourquoi on espère que la grève va marcher”, confie un régisseur technicien du Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Dans la foule d’une centaine de personnes qui ont bravé le froid et la pluie, une pétition circule. Les professeurs prennent la parole : “Nous témoignons ce soir notre soutien total. L’atelier théâtral est totalement abandonné sous cette direction. L’absence d’intérêt est manifeste. Le Titanic coule, et la tutelle continue à jouer du violon… Le théâtre est une formidable structure, mais le rôle public de Monsieur Baro fait de sa situation privée une situation publique. Les rendez-vous avec des psychologues mis à disposition ne suffisent pas. Il est inutile de dire que nous aimerions nous attarder uniquement sur des questionnements artistiques. Nous demandons le principe de précaution.”

“Ce lieu n’est pas seulement celui d’un directeur ; il appartient aux Ivryens et Ivryennes”, complètent quelques comédiens. “Nous attendons que la tutelle prenne une décision capable de dénouer cette situation”, reprennent les salariés.

La grève n’a lieu qu’aujourd’hui, elle n’est pas reconductible. Notre but n’est pas d’annuler tous les spectacles. On voulait rassembler ce soir tous les acteurs qui nous soutiennent mais qui, seuls, n’osent pas. Il y a quand même des professeurs, des intermittents, des étudiants et des spectateurs en plus des salariés, alors on espère que ça fera réagir la tutelle ou la direction, dont on pense qu’elle va se rendre compte de la situation. L’immobilisme, on ne le supporte plus”, ajoute un représentant de la CGT.

L’équipe n’en est pas à son premier signal et avait déjà exprimé son malaise en montant sur scène lors du premier spectacle de la saison, début octobre. Depuis, la société civile locale a relayé l’expression des salariés. De Femmes solidaires à On arrête toutes 94, plusieurs collectifs et citoyens ont décidé de mettre les pieds dans le plat, relayant par exemple le problème lors d’une conférence gesticulée sur les violences sexistes à la médiathèque de la ville le 3 décembre dernier.

Du côté des autorités de tutelle, on a réagi en proposant un diagnostic et accompagnement psycho-social. Insuffisant selon l’équipe. “Depuis que le public ne vient plus aux spectacles, un accompagnement psychique a été mis en place, ce qui a donné lieu a un compte-rendu, mais rien de concret. Et tout cela, aux frais du contribuable, pas du théâtre. Ils ne veulent simplement pas admettre leurs erreurs, qu’on pourrait pourtant leur pardonner. Pour moi, c’est le même mécanisme de domination habituelle : on savait, on sait très bien ce qu’il se passe, mais comme une seule fille a porté plainte et ce malgré les accusations informelles de plusieurs autres, ce n’est pas si grave. Donc c’est toujours un mec qui s’en sort, sauf que dans cette situation, il ternit l’image de l’établissement dont il est le responsable. Nous sommes une vingtaine d’employés, un minimum de considération serait par ailleurs appréciable”, lâche une salariée.

“Le mandat de quatre ans confié à un directeur de centre dramatique national ne peut se retirer sauf procédure exceptionnelle et les pouvoirs politiques ne peuvent interférer”, rappelle pour sa part le maire PCF de la ville, Philippe Bouyssou. Une séparation entre les pouvoirs politiques et les programmateurs culturels qui vise à garantir leur indépendance. L’élu indique toutefois que des discussions sont en cours entre les différentes autorités de tutelle mais rappelle que Jean-Pierre Baro a été “innocenté” par la justice.

L’impact de la crise sur le fonctionnement du théâtre pourrait conduire à une exfiltration assez rapide du directeur pour retrouver la sérénité. Reste à trouver la porte de sortie et le remplaçant ou la remplaçante…

“Il y a d’autres possibilité que le changement de la direction. On n’est pas là pour juger qui que ce soit. Ce sont aux personnes compétentes de décider ce qu’il faut faire pour sauver le TQI “, exprime une partenaire du théâtre, tandis que l’équipe réclame le remplacement du directeur.

Quid de la présomption d’innocence ?

Sur l’élément déclencheur du problème, l’accusation de viol soldée par une plainte classée sans suite, deux visions s’opposent. Celle de la présomption d’innocence, qui s’appuie sur la décision de justice, et celle du principe de précaution. “La justice ne l’a pas innocenté, elle n’a juste pas tranché faute de preuves. Notre souci est de protéger les victimes”, motive Violette, du collectif On arrête toutes 94, qui évoque aussi les rumeurs incessantes sur le compte du directeur, dans le milieu du spectacle. Mais peut-on régler le sort professionnel d’un homme sur la base de rumeurs ? “Il ne s’agit pas de rendre la justice à la place de la justice mais de protéger les victimes, de soutenir les salariés qui se retrouvent dans une situation impossible”, réagit Violette.

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