Formation | | 16/11/2020
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A l’université de Créteil, la loi recherche inspire déception et colère

A l’université de Créteil, la loi recherche inspire déception et colère

La colère et la déception des universitaires suscitée par la loi de programmation de la recherche 2021-2030 est à la hauteur des attentes qu’elle suscitait. A Créteil comme ailleurs, le texte, remanié par des amendements polémiques au Sénat, a mis tout le monde vent debout. Une manifestation est organisée ce mardi. Explications.

Investir davantage dans la recherche, à l’heure où la crise sanitaire et la course aux vaccins témoigne de son importance vitale, tel est l’un des principaux enjeux de la loi de programmation de la recherche actuellement discutée au parlement.

“Les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consacrent une part croissante de leurs ressources à l’investissement dans la recherche (2,37 % du produit intérieur brut en moyenne en 2017, contre 2,34 % l’année précédente). La France se singularise néanmoins dans ce paysage : avec un effort de recherche à 2,19 % en 2017, loin de l’objectif fixé par la stratégie de Lisbonne d’investir au moins 3 % du PIB dans la recherche à horizon 2020, la France décroche, alors que plusieurs de nos voisins ont déjà atteint voire dépassé cet objectif de 3 %”, posait ainsi l’exposé des motifs du projet de loi présentée par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Un “déficit chronique d’investissement” est-il rappelé, déroulant, chiffres à l’appui, toutes les raisons qui détournent les étudiants de la recherche, comme la diminution de 38% des crédits de l’Agence nationale de la recherche. Un contexte qui éclaire aussi le départ de chercheurs français à l’étranger pour aller au bout de leur sujet, à l’instar d’Emmanuelle Charpentier, co-découvreuse des ciseaux moléculaires Crispr-Cas9, sacrée prix Nobel de chimie 2020.

“À l’heure où la société française est traversée par des courants d’irrationalité et de doutes sur les progrès et les connaissances, le Gouvernement fait le choix d’inverser résolument la tendance”, promet l’argumentaire de la loi. L’engagement principal : aller vers 3% du PIB consacré à la recherche, soit une enveloppe supplémentaire de 25 milliards d’euros sur 10 ans. (Voir l’exposé des motifs de la loi)

Investir plus, plus vite

Parmi les reproches fait à cette loi, prévue sur dix ans, l’un d’eux concernait le fait de concentrer l’effort financier en fin de programmation. Après un vote en première lecture à l’Assemblée nationale, le Sénat a donc décidé de raccourcir sa durée pour engager plus d’argent plus vite. Elu président de la Commission culture, éducation et communication du Sénat début octobre, le sénateur de Vincennes, Laurent Lafon (UDI) indiquait du reste faire de cet engagement une de ces priorités.

Lire : Priorités de Laurent Lafon président de la Commission culture, éducation et communication du Sénat

Examinée et votée au Sénat le 30 octobre, la loi est ainsi passée de 10 ans à 7 ans. Cette disposition a toutefois été retoquée lors de la Commission mixte paritaire réunissant représentants du Sénat et de l’Assemblée nationale pour s’accorder sur le texte et la programmation financière est revenue sur dix ans.

Le rôle de qualification nationale du CNU remis en cause

Au passage toutefois, d’autres amendements ont mis le feu aux poudres dans la communauté universitaire. L’un d’eux, déposé par le sénateur Jean Hingray et l’Union centriste, prévoit notamment de s’affranchir de la procédure de qualification préalable par le Conseil national universitaire des futurs maîtres de de conférence et professeurs. “Cette qualification ne repose sur aucune justification réelle dans la mesure où pour accéder au corps des professeurs des universités, les maîtres de conférences doivent avoir satisfait les étapes suivantes : obtention du doctorat, inscription sur une liste de qualification aux fonctions de maître de conférences, stage et titularisation après un concours d’établissement ou par le biais du concours de l’agrégation pour certaines disciplines, obtention de l’habilitation à diriger des recherches plus généralement. Par ailleurs, les universités sont pleinement en mesure de reconnaitre la valeur d’enseignant et de chercheur d’un maître de conférences titulaire après plusieurs années d’exercice dans son corps sans avoir besoin du recours à la liste de qualification du CNU”, justifie l’exposé des motifs de cet amendement. (Voir le détail) De quoi susciter la colère des universitaires qui s’inquiètent d’une qualification à la carte, locale.

Un risque de “clientélisme” dénoncent les universitaires

“La remise en cause du rôle d’une instance nationale dans le recrutement des enseignants-chercheurs ouvre la voie à la suppression de leur statut de fonctionnaire d’État. Le CNU a pourtant démontré sa capacité à assurer une régulation nationale efficace. En effet, étant donné la rareté des postes par rapport au nombre de candidat·e·s, chaque candidat·e postule en général dans un grand nombre d’établissements en même temps. Il est ainsi plus efficace en termes de temps de travail mobilisé, de demander à une instance nationale d’examiner une fois pour toute l’ensemble des dossiers plutôt que de demander à chaque établissement d’examiner le même dossier que d’autres établissements auront examiné. Le vivier des qualifié·e·s par le CNU reste suffisamment large pour que chaque établissement puisse avoir un réel choix dans la deuxième étape du recrutement”, dénoncent les membres de l’exécutif du CNU dans une pétition déposée sur Change.org.

A l’université de Créteil, ce renoncement à la qualification nationale a donné lieu à une motion à l’unanimité du Conseil d’administration. “Cet amendement et ce sous-amendement, introduits subrepticement dans la loi en dépit des engagements pris par la ministre sur la question, ouvrent la porte à une gestion uniquement locale des enseignants-chercheurs, avec tous les risques de clientélisme qu’elle contient, et à la suppression de leur statut de fonctionnaire”, dénonce ainsi le CA de l’Upec qui rappelle “son attachement au principe d’une évaluation des universitaires par leurs pairs au niveau national, garant de leur statut de fonctionnaire et seule garantie objective quant à la qualité scientifique de leurs travaux.”

Les urgences pratiques passées à la trappe

Pour Jean-Luc Dubois-Randé, président de l’université, l’urgence est de rattraper le décrochage de la France par rapport à l’étranger et c’est ce à quoi elle devrait s’atteler. “La course aux appels d’offre, avec toute la lourdeur administrative qui va avec, épuise les troupes qui passent leur temps à chercher comment financer leur recherche. Cette loi ne répond malheureusement pas à ce défi. Nous attendons des simplifications administratives”, insiste le patron de l’Upec.

Des amendements qui fâchent

Deux autres amendements du Sénat, dont l’un a été supprimé lors de la Commission mixte paritaire, ont carrément ulcéré le monde universitaire.

Le premier propose de modifier le code de l’Education pour y ajouter l’alinéa suivant : “Les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République.” (Voir l’amendement) “Il s’agit, par cette disposition, d’inscrire dans la loi que ces valeurs, au premier rang desquelles la laïcité, constituent le socle sur lequel reposent les libertés académiques et le cadre dans lequel elles s’expriment”, justifie l’argumentaire de cet amendement déposé par la sénatrice Laure Darcos (LR). Un oxymore pour les universitaires. “Cet amendement qui consiste à conditionner l’exercice des libertés universitaires au « respect des valeurs de la République » introduit la possibilité d’un contrôle politique contraire à la notion même de liberté académique. Il (ndlr Le CA de l’Upec) rappelle que les universitaires, comme tous les citoyens, sont soumis aux lois de la République et à l’institution judiciaire, seule apte à juger de la légalité de leurs actes et de leurs propos”, dénonce ainsi le Conseil d’administration de l’Upec dans une deuxième motion. Voir les motions du CA de l’Upec. Cet amendement a finalement été supprimé lors de la Commission mixte paritaire Assemblée nationale – Sénat, donnant lieu à une nouvelle formulation : « Les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs ». 

Le second amendement, déposé cette fois par Laurent Lafon, consistait à interdire d’entrer dans un établissement de l’enseignement supérieur sans habilitation – dans le but d’entraver un débat. En cas d’infraction : est proposée une peine pouvant allant jusqu’à un an de prison et 7500 euros d’amende. “Ces derniers mois, plusieurs établissements d’enseignement supérieur, au premier rang desquels des universités, ont pris la décision d’annuler la tenue de débats, qui devaient se tenir dans leurs locaux, en raison de pressions et de menaces visant à la fois les thématiques abordées et les intervenants conviés. Les universités, lieux historiques de la diffusion des savoirs et de la discussion argumentée, sont ainsi détournées de leur vocation première. Il apparaît donc nécessaire de garantir la liberté d’expression et les conditions d’un débat contradictoire dans l’enceinte des établissements d’enseignement supérieur”, est-il défendu comme exposé des motifs de l’amendement. (Voir l’amendement)

Cette disposition a été maintenue mais reformulée dans la version du projet de loi sorti de la Commission mixte paritaire, lequel prévoit que le fait d’entrer dans l’établissement sans y être habilité, “dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement” est passible des sanctions définies dans la section 5 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal.”

Une entrave à l’entrave également perçue comme une contradiction. A l’université de Créteil, cet amendement a particulièrement choqué et mobilisé les juristes. Le laboratoire MIL (Marchés, institutions, libertés) a ainsi voté à l’unanimité de son conseil une motion dénonçant à la fois, “la méthode même” qui consiste à ajouter des amendements “substantiels”, “sans que ceux-ci aient fait l’objet d’un examen préalable ou d’une étude d’impact sérieuse”. Concernant l’amendement en question, la MIL considère que “outre le défaut de nécessité de ce délit d’entrave au regard du régime actuel des attroupements (art. 431-3 C. pen), la formulation du texte, en ce qu’elle lie l’autorisation d’accéder à un établissement et le risque de troubler l’ordre public – terme dont les contours sont notoirement imprécis – conforte de manière extrêmement préoccupante un contrôle ex-ante sur le contenu des manifestations scientifiques, notamment lorsque celles-ci portent légitimement sur des débats de sociétés ou sur des thématiques qui cristallisent des divergences d’appréciation – y compris au plan du droit.” Voir l’intégralité de la motion qui concerne aussi d’autres points.

“Les juristes étaient très nombreux à être présents lors de notre AG virtuelle“, témoigne Vérène Chevalier, maîtresse de conférence en sociologie dont la section (la 19ème, sociologie- démographie) a également adopté une motion. “Certains universitaires s’inquiètent que cet amendement puisse préparer une prochaine offensive sur les droits d’inscription, en empêchant la tenue de réunions pour s’y opposer’, indique l’enseignante-chercheuse. Lors de cette AG de l’Upec, qui a regroupé une soixantaine de personnes en visio ce lundi 16 novembre, une motion a aussi été adoptée à l’unanimité, qui rejette à la fois l’affranchissement du CNU pour qualifier les professeurs, l’encadrement des libertés académiques et le délit d’intrusion dans l’établissement pour empêcher un débat. Voir la motion de l’AG Lors de la Commission mixte paritaire, cet amendement a aussi été supprimé.

Manifestation à la Sorbonne mardi 17 novembre

Le texte final sera voté par l’Assemblée nationale ce mardi 17 novembre puis par le Sénat le vendredi 20 novembre. De leur côté, des universitaires prévoient également un certain nombre d’actions. Une manifestation est notamment prévue ce mardi 17 novembre à 15 heures place de la Sorbonne.

Article mis à jour le 17/11

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