Imam à la mosquée Annour d’Ivry-sur-Seine, Mohamed Barjafil n’officiera pas dans la future mosquée de la ville. Il a jeté l’éponge fin novembre pour protester contre la gestion française du culte musulman.
“Ca n’a pas de sens de prendre autant de coups pour rien”: le théologien réformiste Mohamed Bajrafil abandonne sa charge d’imam, après 21 ans d’exercice dans les mosquées franciliennes, fatigué des critiques et d’une gestion du culte musulman “sans queue ni tête”.
Ce natif des Comores âgé de 42 ans, linguiste de formation, a fait l’annonce à quelques amis il y a près de deux semaines. “Je ne suis plus imam d’Ivry”, la ville du Val-de-Marne où il prêchait depuis 14 ans, indique-t-il à l’AFP.
Sa décision, révélée par Le Monde, a été prise juste après l’annonce mi-novembre de la création d’un futur Conseil national des imams (CNI) dans le cadre d’un plan d’action plus large contre le “séparatisme” islamiste. “C’était la goutte d’eau…”, confie-t-il. Sous forte pression élyséenne, le Conseil français du culte musulman (CFCM) travaille à mettre sur pied ce CNI, qui délivrera un agrément aux imams en fonction de leurs connaissances et de leur engagement à respecter un code de déontologie.
Ce n’est pas tant l’initiative, jugée bonne, “que la manière dont elle a été conduite” qui a fait bondir Mohamed Bajrafil. Les “premiers concernés”, les imams, n’ont pas été consultés – “on a parlé à notre place !”
Autre grief: ‘”On confie le bébé au CFCM alors qu’on sait ses fragilités”. Ce dernier est régulièrement critiqué pour son manque de représentativité (environ la moitié des mosquées n’y adhèrent pas) et pour les querelles sans fin entre la petite dizaine de fédérations qui le composent, restées proches des pays d’origine des communautés (Maroc, Algérie, Turquie…). En outre, il est dirigé par des gestionnaires, laïcs, non spécialistes des questions religieuses. Ce n’est pas à eux “de me dire +toi, on va te labelliser+. Je ne suis pas un poulet !”, s’exclame celui qui a toujours été indépendant d’une fédération de mosquées et doit beaucoup, côté formation, à son père, son principal maître spirituel. Il aurait préféré, par exemple, une concertation réunissant des porte-paroles d’imams de chaque région.
“On dit qu’on veut un islam de France mais on continue à raisonner sur des bases ethniques”
Assurant ne pas vouloir “dézinguer” le CFCM, il fait simplement remarquer que le chef de l’Etat s’appuie sur ce conseil, tout en disant “vouloir en finir avec +l’islam consulaire+”. “On dit qu’on veut un islam de France mais on continue à raisonner sur des bases ethniques” pour organiser le culte musulman, dit-il, déplorant “une gestion sans queue, ni tête”.
Menacé par l’Etat islamique depuis 2015
M. Bajrafil “était déjà dans la réflexion d’arrêter” l’imamat. “Le climat n’est pas sain”, regrette celui qui est menacé par le groupe Etat islamique depuis 2015 pour avoir organisé une initiative sur “la relecture des textes musulmans à la lumière du contexte”. Une menace qui l’a contraint, lui, enseignant à l’université et professeur de lettres dans le secondaire, à “réorganiser (sa) vie professionnelle”, en changeant d’académie notamment. Depuis il a “découvert que sa famille aux Comores était en larmes tous les vendredis”, craignant que quelqu’un s’en prenne à lui.
S’ajoutent à cela des accusations, venant de certains défenseurs d’une ligne dure de la laïcité, d’avoir été proche des Frères musulmans, ce qu’il réfute. “J’essaie de me battre au quotidien pour proposer une parole de concorde”, affirme l’auteur de plusieurs essais qui œuvre par ailleurs “dans un groupe de recherche islamo-chrétien international”.
Il a aussi participé aux réflexions de l’essayiste Hakim El Karoui autour d’un projet destiné à mieux réguler les secteurs économiques du pèlerinage et du halal en France, ce qui permettrait de couper avec les influences étrangères. Mais “on nous a accusé d’être ceci, d’être cela…”, s’agace-t-il.
“Ma démission, c’est pour que ça serve d’alerte”
“Tout cela réuni m’a fait pleurer”, confie M. Bajrafil, assurant pourtant n’avoir ni “amertume”, ni “colère”. “Ma démission, c’est pour que ça serve d’alerte”.
De toute façon, il ne vivait pas de l’imamat. “Je n’ai jamais signé de contrat avec une mosquée, jamais eu de bulletin de paie. C’était plus un contrat moral”.
Et pour la suite ? Il va continuer à enseigner, écrire, faire des conférences. “Je n’abandonne pas l’islam, les musulmans, la France, mais je vais essayer de servir ma communauté, mon pays autrement”.
par Karine PERRET/ AFP
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