A Ivry-sur-Seine, l’association De la rue à la scène, qui organise maraudes et distributions alimentaires, n’entend pas renoncer à son ambition festive sans pour autant relâcher la garde face au Covid-19. Les bénévoles, qui ont vu le nombre de demandes exploser avec la crise sanitaire, préparent une soirée spéciale le 27 décembre. Mais d’ores et déjà, les distributions ont un petit air de Noël. Reportage.
Ce soir du mardi 15 décembre, comme tous les soirs à vrai dire, Jacqueline est au rendez-vous. Lovée contre une petite table pliante, l’octogénaire déguste un bol de soupe et une assiette de couscous maison. Une unique lanterne électrique reflète sa lueur blanche sur les panaches de vapeur brûlante. L’élégante vieille dame partage ce dîner avec Timothée, 33 ans, et sa petite fille de 7 ans. Les deux ont fui le Mali il y a dix mois. Ce réveillon, ils le passeront ensemble. « Ici, j’ai des gens à qui parler, confie la doyenne. Parce que chez moi, je suis seule. »
« Ici, j’ai des gens à qui parler »
Avec sa gabardine matelassée et son chapeau bleu à bords, Jacqueline pourrait être la grand-mère de n’importe qui. Dans une autre vie, elle était couturière. Aujourd’hui, sa retraite ne lui suffit pas pour vivre dignement.
Alors chaque soir, Jacqueline s’achemine depuis son petit appartement de la tour Lénine vers le centre commercial Jeanne Hachette. L’association De la rue à la scène y sert quotidiennement repas chauds et sandwichs froids à emporter en prévision du lendemain midi, et distribue deux fois par semaine des colis alimentaires.
Une tâche dantesque qui s’est imposée pendant le confinement pour cette structure qui se focalisait à l’origine sur la réinsertion par le théâtre. Née fin 2018 sous l’impulsion d’Yves Pontonnier, elle prend la suite de l’Emmaüs Comedy Club, la troupe de stand up qu’il a animé au foyer Emmaüs jusqu’à sa fermeture. Comme la majorité des bénévoles, cet ancien coureur cycliste a lui-même connu la rue.
En attendant le traitement de leur demande d’asile, Timothée et sa fille dorment, eux, à l’hôtel. « On arrive bientôt au bout des deux mois qu’on doit passer dans ce logement d’urgence et je ne sais pas où on va aller ensuite, s’inquiète le père, sans se départir de son sourire. Je m’inquiète aussi pour la scolarisation de ma fille, qui tarde. » Entre ces deux compagnons de repas aux destins si éloignés, la vieille dame pimpante et le père de famille malien, le contraste est saisissant mais compose un tableau familial.
Restrictions sanitaires obligent, eux seuls disposent d’une table, le point de distribution alimentaire se devant d’être mobile. Autour d’eux, des bénéficiaires, des hommes principalement, patientent en file indienne avant d’être servis par les bénévoles, reconnaissables à leurs gilets rétro-réfléchissants. Un sapin entièrement décoré a été roulé jusqu’ici dans un caddie. Une guirlande lumineuse court le long des tables où trônent les marmites fumantes.
Ces installations temporaires présagent d’un réveillon pas comme les autres: pas de salle fermée, ni d’attroupement statique, mais bien le même système en plein air où les convives seront invités à circuler. Comme l’année dernière, ce « Réveillon de la solidarité » sera en partie financé par une dotation de la Fondation de France. Rien ne sera omis, ni les cadeaux pour les enfants et les plus grands, ni le saumon fumé ou le ‘‘dress code’’ festif. Mais des concessions devront être faites. Impossible, par exemple, de monter une scène pour faire jouer un groupe, et à cause du couvre-feu, tout doit être remballé avant 20 heures. Bien différent, donc, du précédent spectacle de Noël organisé par l’association, qui avait débouché sur une première maraude fin décembre 2019.
« Avant, je donnais de temps en temps quand je passais devant le stand… Maintenant, c’est moi qui prends »
La crise sanitaire a bouleversé le quotidien des bénévoles. Alors qu’en février ils servaient une quarantaine de repas quotidiens, c’est maintenant entre 150 et 200 personnes qui viennent chercher chaque jour leur plat chaud.
Gaspard (le prénom a été modifié) est l’un de ces nouveaux sans-domicile fixe. Le jeune homme s’est retrouvé dehors en mars dernier, à la suite d’une rupture amoureuse. « Avant, je donnais de temps en temps quand je passais devant le stand… Maintenant, c’est moi qui prends », ironise-t-il.
Il n’y a pas de trace d’amertume dans sa voix. Pourtant, Gaspard a failli ne pas survivre à l’incendie de l’un des parkings où il avait pris l’habitude de dormir. Alors qu’il était blessé au genou et dans l’impossibilité de se déplacer, c’est Malika, une autre bénéficiaire qui lui a apporté tous les jours ses médicaments et sa nourriture, quitte à subir les moqueries de certains qui s’étonnaient de la présence d’une femme voilée qui approche des soixante-dix ans dans les squats d’Ivry.
« Ils disaient qu’on était amoureux ! Mais moi j’en m’en fiche ! », s’esclaffe cette hyperactive, qui cavale sans relâche avec six sacs de nourriture qu’elle distribue pour l’association. « Ici, j’ai trouvé une famille », sourit-elle en serrant dans ses bras son amie Khadidja, elle aussi originaire d’Algérie, et qui vit aujourd’hui en foyer. Le jour de son arrivée à la distribution, Khadidja pleurait. Sa dépression avait pris le dessus. Aujourd’hui, elle esquisse de timides sourires.
Un réveillon le 27 décembre
Plus tôt dans la matinée, les bénévoles s’étaient rassemblés pour décider de l’organisation de la soirée du 27 décembre. Là, dans le local de quelques mètres carrés prêté par la mairie, une réunion avait été improvisée au milieu des sacs de pommes de terre, des cartons et des étagères encombrées de conserves. Du haut de ses trois ans, le fils d’Yves et de Hend Zouari, la directrice de l’association, y déambule avec aplomb. Très vite, le petit Yanis récupère sa voiture en plastique qui trône dans un cageot de carottes et s’applique à faire rouler son jouet sur la nappe cirée. Pendant ce temps, la tablée d’adultes décide du menu et des préparatifs. L’occasion aussi de partager leur ressenti face aux situations émotionnellement compliquées auxquelles ils peuvent être confrontés, entre l’agressivité de certains bénéficiaires, et la détresse psychologique des autres. « L’important, c’est de faire bloc dès que l’un d’entre nous a un problème », insiste Yves.
Le réveillon de la solidarité de l’association se tiendra ce dimanche 27 décembre de 17h30 à 20h, promenée Marat à Ivry-sur-Seine. Cet événement marquera la 300ème maraude de l’association.
Désormais, c’est par l’investissement au sein de l’association qu’il espère créer des emplois. « Alors qu’en mars, c’était surtout de jeunes actifs qui s’investissaient, et majoritairement des femmes, aujourd’hui, la plupart des bénévoles sont également des bénéficiaires », explique-t-il. C’est le cas de Ghislaine, qui a préparé la soupe aux carottes, ou encore de Danielle, une retraitée qui a réchappé à la rue. « On l’a adoptée, Danielle », assure Hend en souriant. Une expérience de la rue leur permet de se mettre à la place des personnes à qui ils viennent en aide. De quoi expliquer par exemple ces quelques assiettes gardées au chaud pour les derniers arrivés. « J’ai dormi dehors pendant cinq ans : je sais bien qu’une galère de métro peut te faire louper une distribution de peu.»
Cela n’empêche pas d’autres bénévoles de s’impliquer. Margaux, éducatrice, propose ainsi d’accompagner ceux qui le souhaitent dans leurs démarches d’accès aux droits. Thibaut, lui, va accrocher les guirlandes « Et moi, je mets l’ambiance », rigole Christophe, qui profite d’être à la retraite pour venir aider quotidiennement. « Ce qui me plaît ici, c’est le côté humain. On ne fait pas que nourrir les gens. On tend aussi la main vers l’autre. »
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