A l’appel du collectif du Livre noir, plus d’une centaine de manifestants dont une grande partie de travailleurs en situation irrégulière se sont réunis ce mercredi 16 février devant la préfecture de Bobigny pour dénoncer les conditions d’obtention d’un rendez-vous, devenues quasi impossibles depuis qu’il est obligatoire de passer par Internet. 104 référés “mesures utiles” doivent être déposés à cette occasion au tribunal de Montreuil, un record depuis le début de la mobilisation du collectif en décembre 2020.
“Préfet ouvrez les guichet!” Mégaphone à la main, Ahamada, 31 ans, dénonce l’impossibilité de prendre un rendez-vous à la préfecture pour demander une régularisation. Ils étaient nombreux mercredi après-midi à s’être déplacés sous les fenêtres du préfet de Seine-Saint-Denis pour demander à être reçus.
Les guichets ont, en effet, été fermés au profit d’un système de prise de rendez-vous en ligne. Problème, le site internet de la préfecture de Bobigny renvoie vers ce message laconique: “Attention : Cette page n’est pas disponible pour le moment ! Elle sera très prochainement remise en ligne.” “Ça fait cinq ans que la préfecture a ouvert la dématérialisation, signale Me Justine Langlois, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis et membre du syndicat des avocats de France (SAF). Les deux premières années, on arrivait à avoir un rendez-vous, mais depuis deux ans c’est devenu impossible.”
2030 référés mesure-utile en 2021
Ce mur numérique met dans le désarroi des centaines d’étrangers qui cochent toutes les cases pour une régularisation par le travail. Celles-ci sont définies par la circulaire du 28 novembre 20212 dite Valls. Ahamada est arrivé du Mali en décembre 2018. Il a travaillé pendant près d’un an et demi dans le BTP avant d’enchainer des petits boulots. “Comme j’en avais marre de cette situation, j’ai adhéré au collectif des sans-papiers de Montreuil créé au début de la crise sanitaire, explique-t-il. A ce moment là, lorsqu’on a confiné, beaucoup de travailleurs de la 1ère ligne, c’est-à-dire tous ceux qui sont restés pour faire par exemple le nettoyage dans les hôpitaux et après dans les métros, étaient des sans-papiers.”
Comme d’autres membres du collectif, il a pris un avocat et rassemblé les preuves – des captures d’écran avec la date et l’heure – de l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous pour déposer un référé mesures utiles auprès du tribunal administratif de Montreuil. “J’ai obtenu une ordonnance en juin 2021 qui demande à la préfecture de me recevoir. Mais depuis aucune réponse.”
“Ils vous parlent mal, comme si on était des délinquants”
Yasmine a encouragé son compagnon à venir à la manifestation. “Ne serait-ce que pour parler, pour se sentir soutenu.” Tous deux habitent à Bobigny et sont mariés religieusement, mais ils ne peuvent pas se marier civilement. Mohamed, 33 ans, est sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis le 25 octobre.
“La préfecture dit que l’OQTF a été envoyée par recommandé, mais je n’ai jamais reçu ce papier. J’ai même la preuve de la Poste.” Il a appris la nouvelle en tentant de renouveler son récépissé de demande de carte de séjour. “J’ai attendu 24 mois pour avoir un rendez-vous.” La situation est d’autant plus ubuesque qu’il ne connait pas le motif de l’OQTF puisqu’il ne l’a jamais vue. “J’ai essayé plusieurs fois d’aller au guichet, ils ne peuvent pas m’en donner la copie. Ils vous parlent mal, comme si on était des délinquants.”
Depuis quatre mois, Mohamed vit donc dans la peur d’être arrêté. “J’ai développé un psoriasis, j’ai eu tout d’un coup des cheveux blancs, je ne sors plus.”
Arrivé d’Algérie il y a quatre ans, il s’est pourtant bien inséré dans la société française. L’inspection du travail lui a délivré un avis favorable et il bénéficie du soutien de son employeur, une société de sécurité-incendie du secteur hospitalier. “Pendant la crise sanitaire, je n’ai jamais quitté mon poste. J’ai 40 fiches de paye. Mon avocat a envoyé depuis deux ans 88 emails à la préfecture sans réponse et mon patron l’a sollicitée quatre fois“, souffle-t-il. Alors il a, lui aussi, déposé en novembre un référé mesures utiles.
Plus de 2000 recours au Tribunal de Montreuil en 2021
Pour avoir une idée de l’ampleur du phénomène, le SAF indique que le tribunal administratif de Montreuil a reçu 2 030 recours de ce type en 2021, soit une augmentation de 297% en un an. “Il n’est pas normal de devoir passer par une juridiction pour avoir un simple droit d’accès à la préfecture“, souligne Justine Langlois.
“Et encore ce n’est que la face émergée de l’iceberg, observe Jean-Michel Delarbre, de la Ligue des droits de l’homme et animateur du collectif du Livre noir. Nous ne voyons venir à nous que les gens qui sont informés, qui ont accès aux associations, qui font souvent partie de communautés qui s’entraident. Mais combien restent invisibles?“
De fait, il n’existe pas de statistiques sur le nombre d’étrangers en situation irrégulière en France. Selon le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ils seraient 600 000 à 700 000 en France. Or, selon les dernières données du ministère, les régularisations pour raisons familiales et économique sont passées de 30 949 en 2018 à 23 735 en 2021, soit une baisse de 23%.
Pour Jean-Michel Delarbre, la dématérialisation “est un moyen discret de fermer la régularisation.” De son côté, Jean-Albert Guidou, secrétaire général de l’union locale de la CGT à Bobigny, estime aussi que “ça permet de supprimer des postes dans les services alors qu’il faudrait en créer pour que les choses se passent dans les délais.”
Deux points que réfute le ministère de l’intérieur. Il concède que “l’année 2021 a été une année spécifique. Les renouvellements de titres ont été priorisés pour éviter les ruptures de droit des personnes en situation régulière.” Mais, avance-t-il “le délai de prise en charge d’une demande de renouvellement a été stabilisé à moins de deux mois en moyenne.” A l’échelle nationale, 82 814 demandes d’autorisation de travail ont été reçues depuis avril 2021 et 70 051 autorisations de travail ont été délivrées avec un délai moyen de traitement de 12,5 jours.
Par ailleurs, les services des étrangers des préfectures ont bénéficié d’une augmentation des effectifs de 1 422 équivalent temps plein (ETPT), soit +56% en dix ans. En dehors du recrutement de contractuels en 2020 et 2021, “un plan de renfort à hauteur de 570 ETPT a été arbitré pour les années 2022/2023/2024” dans le cadre de la dématérialisation des procédures. L’objectif est “de réduire les délais de prise en compte des demandes des usagers et de réduire les délais d’instruction de leurs demandes de titres de séjour.“
Le deal des rendez-vous : “c’est le bordel le plus complet et ça donne libre cours à tous les trafics”
“Sous prétexte de dématérialisation, on a créé de l’injustice et on a aggravé la fracture numérique, lâche Stéphane Peu, député communiste de la Seine-Saint-Denis. Il n’y a plus de file d’attente, plus de droit commun. C’est le bordel le plus complet et ça donne libre cours à tous les trafics.“
Car au-delà d’engorger les tribunaux administratifs de recours qu’ils n’avaient pas à traiter auparavant, la dématérialisation a un autre effet pervers: la captation de rendez-vous. “Les rendez-vous sont récupérés par des officines et revendus 600 euros! J’ai vu un couple, ça fait 1 200 euros, c’est-à-dire le salaire d’un mois! pointe Jean-Albert Guidou. Ce marché noir, c’est l’Etat qui en a la responsabilité première.”
Sur ce point le ministère de l’intérieur affirme avoir déjoué près de 170 millions de connexions illicites ou malveillantes. Mais les différents dispositifs (de type Captcha, renforcement des pare-feux, etc..) ne concernent que la captation en ligne. “Ils ne permettent pas en revanche de lutter contre une fraude « manuelle » effectuée par des personnes physiques rémunérées pour ce faire visant à préempter des rendez-vous puis à les monnayer,” concède-t-il. Au total, “330 000 euros ont été investis pour renforcer les infrastructures techniques, effectuer la maintenance, assurer l’assistance logicielle ou répondre en 2020 à la surcharge de la demande, dans le cadre du plan de reprise d’activité dans le contexte de crise sanitaire.”
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