Si plaquages et crochets intérieurs sont une science propre au rugby, la démarche artistique, elle, frappait déjà à la porte d’Aristide Barraud quand il officiait au RC de Massy. “Dans le vestiaire, un de mes coéquipiers m’appelait le poète. Je me disais: le bâtard, mais comment il sait que j’écris des poésies?” s’exclame Aristide, 33 ans.
Longues mèches noir de jais et boucle dorée à l’oreille, il observe les allers et venues des gondoles depuis une terrasse de café dans le Dorsoduro, quartier bohème de Venise où il revient régulièrement.
L’enfant de Massy (Essonne) connaît bien l’Italie pour avoir brillé pendant trois ans dans son championnat. C’était avant “le virage à 90 degrés” de sa vie. Avant la nuit du 13 novembre 2015, dont il a réchappé miraculeusement, blessé de trois balles qui lui ont valu une longue rééducation.
Cette fois, sa détermination acharnée n’a pas suffi à le ramener au terrain. Trop dangereux, trop insensé. Le voilà face à une page blanche. “Il y a ce qui nous arrive et ce qu’on en fait”, résume-t-il dans son premier livre, “Mais ne sombre pas”, paru en 2017.
Passée la vague médiatique, Aristide se terre dans l’ombre. Pendant deux ans, il campe dans une caravane au fond d’une forêt, s’exile sur une île en Bretagne pour finir sur les toits de Venise. Des heures entières à écrire et photographier, pour lui qui a toujours aimé capter le temps qui passe. Il fallait “tout réinventer”, dit-il à l’AFP de sa voix ronde et voilée.
L’art revient le cueillir à la volée: en 2019, il est l’un des 12 retenus – parmi des milliers de candidatures – pour intégrer la section arts et images de l’école Kourtrajmé, créée par le réalisateur Ladj Ly. Sans dire un mot sur son passé. “Je voulais rencontrer des gens pour ce que j’étais, sans sentir le poids des attentats. Ça me soulageait.”
Cadet d’une fratrie de trois, “Ari” ne s’est pas frotté à l’élite culturelle. Mais du rugby, il a gardé le goût de l’effort et le sens de la rigueur. “J’avais la dalle. La moindre miette, le grain de sable qu’on me donnait, je voulais en faire un palais”, lâche-t-il dans un sourire qui illumine tous ses traits.
Le sens de l’instinct, inséparable complice du demi d’ouverture, ne l’a pas quitté non plus. Comme ce jour d’hiver 2019 où il s’engouffre dans le B5, dernier bâtiment historique de la cité des Bosquets à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), carcasse éventrée vouée à la démolition.
Chaque soir après les cours, carnet et pellicules en poche, l’artiste baroudeur promène sa silhouette entre les tours à ciel ouvert, lieux de vie fantômes squattés par les oiseaux de fortune. Il passera l’année 2020 à esquiver ouvriers et agents de sécurité. “C’était un jeu mais j’adorais ça”, confesse-t-il.
Sa sympathie naturelle l’aide à gagner la confiance du quartier. Puisqu’il a toujours voulu écrire, il calligraphie des messages à l’encre noire sur les murs du B5 et associe les habitants à ses derniers jours. Pinceau en main, eux aussi y couchent leurs derniers témoignages.
“Le mot est passé dans la cité qu’il y avait un gars en vélo un peu bizarre qui faisait des peintures, les gens ont commencé à venir voir.”
De ce projet “un peu fou”, il a tiré une exposition photographique, un court-métrage projeté par les Ateliers Médicis et un livre éponyme, “Courte vie pleine”, à paraître le 7 octobre. Une mosaïque de clichés argentiques en noir et blanc et de prose contemporaine influencée par le hip-hop – il exalte les rimes du rappeur Oxmo Puccino, qui en signe la préface.
JR, son directeur à Kourtrajmé, loue sa “détermination” et ses “talents”. “Il est arrivé avec des sujets en lui, des cassures, des fissures, des choses qu’il a recherchées dans le monde autour de lui et qu’il a retrouvées dans les bâtiments de Montfermeil”, confie-t-il.
Le B5, lui, a fini par tomber, emportant les messages éphémères dans ses amas de poussière. De nouveaux travaux d’Aristide sont venus tapir les murs des tours voisines, entre hommages et nostalgie.
Des vidéos virales sur les réseaux montrent des attroupements d’habitants émus aux larmes devant les collages photographiques, dont le plus haut fait 32m. “Ils ont réalisé que si c’était important pour un mec qui n’était pas d’ici, ça l’était aussi pour eux”, constate l’artiste.
Voilà peut-être le cœur de sa démarche. “Si tes livres ne servent qu’à ceux qui lisent déjà, alors tu ne sers à rien”, assène Aristide Barraud qui veut faire de l’art et l’écriture “des choses non élitistes”. “Les plus accessibles, les plus populaires, les plus universelles possibles.”
Une façon pour lui de continuer à jouer collectif. Au rugby comme en arts, l’orchestre n’est jamais bien loin.
par Clément MELKI
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