Justice | | 09/02/2022
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Mort d’un jeune stagiaire sur un chantier RER E à Pantin, le parquet demande une sanction exemplaire

Mort d’un jeune stagiaire sur un chantier RER E à Pantin, le parquet demande une sanction exemplaire

Renvoyé en novembre dernier, le procès pour homicide involontaire de la société Urbaine de travaux s’est tenu lundi 30 janvier. En mai 2020, Jérémy Wasson, un élève ingénieur de 21 ans, faisait une chute mortelle sur un chantier du RER E à Pantin où il effectuait un stage. Le verdict sera rendu le 9 mars.

Rien ne fera revenir notre fils“, souffle Frédéric Wasson, le père de Jérémy, à l’issue de près de huit heures de débats à la 15ème chambre du tribunal correctionnel de Bobigny. Comme lors de l’audience du 25 novembre, la famille Wasson est venue entourée de nombreux amis de Jérémy. Tous étaient là pour essayer de comprendre comment il avait pu trouver la mort sur un chantier où il était censé découvrir le métier d’ingénieur.

Elève de première année de l’École spéciale des travaux publics (ESTP), Jérémy Wasson accomplissait ce 28 mai 2020 le quatrième jour d’un stage d’intégration qui devait durer deux mois. Selon les éléments de l’enquête, son corps est retrouvé à 13:44. Quelques minutes avant, il était en train de “nettoyer le toit” du bâtiment destiné à abriter le futur centre de pilotage de la ligne E du RER. La chute de plus de cinq mètres de haut provoquera son décès deux jours plus tard.

Défaillances de sécurité

Tout l’enjeu des débats était d’éclaircir les circonstances du drame et de déterminer la responsabilité en tant que personne morale de la société Urbaine de travaux (filiale du groupe Fayat), représentée par son président Julien Hasse. Comparaissait également en tant que personne civile, Sarah C en qualité d’ingénieure de travaux principale ayant délégation de pouvoirs en matière d’hygiène et de sécurité. Tous deux sont poursuivies pour homicide involontaire.

Deux faits leur sont principalement reprochés. D’une part, d’avoir omis d’obturer la trémie de désenfumage “par un plancher provisoire jointif convenablement fixé” comme l’exige le code du travail à défaut de la protéger par un garde-corps ou un “dispositif équivalent“. D’autre part, de ne pas avoir dispensé un accueil adéquat et une “formation renforcée” comme elle aurait dû l’être dans le cas de postes exposés “à un risque particulier“.

Pas de témoins directs

Selon le rapport de l’inspection du travail, énoncé par la présidente du tribunal, Jérémy aurait, en effet, chuté d’une trémie de désenfumage, une cheminée mesurant 60 x 60 cm, “recouverte d’un platelage, un assemblage d’éléments en bois, qui n’était pas fixé, en violation du code du travail (…) La victime a soulevé ce platelage ne sachant pas qu’il y avait un vide en dessous.”

C’est sur cette hypothèse que s’appuient les poursuites contre la société Urbaine de travaux. Problème, sur ce chantier où quelque 60 ouvriers travaillent chaque jour, personne n’a rien vu. Ni le chef de chantier, ni le chef d’équipe qui avait pris en charge Jérémy cet après-midi-là et qui se tenait alors à une quinzaine de mètres de lui.

Pour établir la chronologie des faits, les enquêteurs de police et l’inspection du travail de la Seine-Saint-Denis ne pourront s’appuyer que sur leurs auditions et sur une série de photographies prises, par hasard, par le grutier qui accueillait ce jour-là l’architecte et qui elle-même avait pris des photos. Après analyse des clichés, le procès-verbal de l’inspection du travail établit qu’”entre 13h38 et 13h47 l’inclinaison du platelage a été légèrement modifiée. Ce qui valide notre scenario d’une trappe qui s’est refermée, qui du coup a un peu bougé.”

Élément troublant, dans le rapport provisoire qu’il rédigera à l’issue de la réunion du comité interprofessionnel sur les circonstances de l’accident, le coordinateur de sécurité écrira dans un rapport provisoire: “Le mouvement de platelage entre deux photos fait penser à l’ensemble des intervenants que la chute s’est produite par cette trappe.” Ce commentaire, qui disparait dans le rapport définitif, est suivi de la mention: “Je ne suis pas sûr de vouloir l’écrire.”

Trémie mal protégée

Appelée à la barre comme témoin, Karine G, l’inspectrice du travail qui s’était rendue sur le chantier pour diligenter l’enquête administrative, explique ce qui l’a amené à mettre en cause le défaut de sécurité de la trémie de désenfumage. Après avoir constaté que la tache de sang matérialisant le point d’impact de la chute se trouvait bien à l’aplomb de cette trémie, elle monte sur le toit-terrasse.

“un platelage de fortune” pour protéger la trémie

Je soulève [la planche] pour constater l’infraction et le fait qu’elle n’est pas fixée au sol, détaille-t-elle sans se souvenir si c’était à une ou deux mains. “Ça arrive souvent que les entreprises recouvrent des trémies avec des platelages non fixés et c’est une cause relativement fréquente d’accident“, assure-t-elle avant d’ajouter: “J’en profite pour prendre la photo qui montre bien que le lieu de découverte du corps est à l’aplomb de la trémie.”

Pour Sarah C, l’ingénieure travaux, le dispositif est en revanche “suffisamment lourd et large pour protéger la trémie.” Une explication rejetée par l’inspectrice pour qui “tout autre dispositif équivalent n’est pas quelque chose de lourd et de non fixé. Un dispositif équivalent c’est un treillis soudé comme on en voit sur la photo ou par un étai par en dessous.” En fait, selon elle la protection de la trémie par où aurait chuté Jérémy était “un platelage de fortune.”

Pour sa part, Me Patrice d’Herbomez, l’avocat de la défense, rappellera à plusieurs reprises que “le dispositif de protection de la trémie était validé” par le coordonnateur sécurité et de la protection de la santé (CSPS), “c’est-à-dire l’œil extérieur du chantier.

La chute par la petite trémie contestée

Surtout, le scénario d’une chute par la “petite” trémie de désenfumage est formellement contesté par l’entreprise. “J’ai étudié toutes les hypothèses et aujourd’hui encore je ne m’explique pas ce qui s’est passé“, assure Sarah C. “Les étancheurs n’intervenaient pas dans cette zone-là. Lui [Jérémy Wasson] nettoyait pour les étancheurs, donc je ne sais pas pourquoi il était là. Après il savait que c’était [le planche de protection] une charge lourde. Il n’aurait pas dû la déplacer tout seul. Il a peut-être voulu et s’il l’avait soulevée et qu’il était passé par la trémie, il serait tombé sur les jambes, mais il n’a eu aucune fracture au niveau des jambes. Ça ne correspond pas aux blessures qu’il a eu. C’est pour ça que cette hypothèse, je ne la comprends pas.”

Enquête de police bâclée ?

Selon Me Patrice d’Herbomez, cette version des faits est d’autant plus sujette à caution qu’”aucune mesure n’a été prise de la position du corps.” Pour lui, l’enquête de police a même été bâclée. Et de suggérer une toute autre hypothèse, celle d’une chute par le puits de lumière beaucoup plus large, qui “ne se trouve qu’à 1,35 mètre de la petite trémie“. “Peut-être a-t-il voulu se pencher pour récupérer son téléphone portable?“, suggère-t-il. Celui-ci n’a jamais été retrouvé.

Le statut de stagiaire sur un chantier

Reste à savoir comment, d’après les éléments de l’enquête, Jérémy s’est retrouvé sans surveillance sur le toit. Les photos prises du haut de la grue semble montrer que le stagiaire s’y trouve bien seul. “Vous trouvez ça normal que, sur le toit, le stagiaire soit à 15-20 mètres de la personne qui est en charge de lui alors qu’il y a des trous partout?”, lance la procureure à Sarah C.

De l’audition de l’ingénieure principale, il ressort que Jérémy s’est seulement vu remettre un livret d’accueil lors de son arrivée sur le chantier quatre jours plus tôt. “Une formation qui tient en quatre pages et qui tient plus de la sécurité pour les nuls », ironise la procureure dans son réquisitoire. Ce qui est cause, c’est que des tâches de manœuvre ont été confiées à un stagiaire. Or, pour ce poste c’est bien une formation renforcée et adaptée qui aurait été nécessaire!”

Il n’était pas en situation de risque“, justifie cependant l’ingénieure. Il faut être soumis à un risque particulier pour avoir besoin de cette formation. Dans le sens de notre définition, le travail en hauteur, ce-sont des échafaudages (…). Il n’y avait pas de risque de travail en hauteur puisque c’étaient des zones qui étaient accessibles.

Me Juliette Pappo, l’avocate de la famille souligne également un manque d’encadrement: “On sait également qu’il n’a pas eu de visite approfondie du chantier car si cela avait été le cas, Jérémy Wasson aurait su que sous ce platelage il y a un trou, et il ne l’aurait pas soulevé pour chuter.

Des tâches de “bouche-trou” confiées au stagiaire

Les parents de Jérémy ont d’ailleurs tenu a exprimer leur incompréhension à la barre. Son père interroge ainsi le tribunal: “Fallait-il accepter que le maitre de stage ne soit pas là pour accueillir et encadrer Jeremy? Autoriser que Jeremy se voit confier de ce fait des tâches de bouche-trou en inadéquation totale avec la définition du stage dans sa convention? Dans de telles conditions de désinvolture, Jérémy n’avait aucune chance. Et oui je suis donc en colère contre ces pieds nickelés de la gestion de la sécurité. Et je suis encore plus en colère quand je découvre que chez Urbaine de travaux et consorts, personne n’a rien vu, personne n’a rien entendu. Mais avez-vous cherché à comprendre?

Dans sa plaidoirie, Me Juliette Pappo élargit d’ailleurs l’enjeu de ce procès: “Il ne faut pas que Jeremy soit mort pour rien. Un tel drame ne doit jamais se reproduire. Les accidents du travail ne doivent pas être une fatalité. Il faut absolument que les ingénieurs d’Urbaine de travaux, que Mme C, son président, prennent conscience qu’ils exposent leurs salariés à des risques.

Des réquisitions lourdes

En conclusion de ses réquisitions, la procureure de la République demande une condamnation exemplaire “pour convaincre la société de changer, pour marquer la gravité des faits.” Elle demande qu’Urbaine de travaux soit condamnée à une peine d’amende de 100 000 euros pour l’homicide involontaire et à une amende de 20 000 euros pour chacun des deux délits connexes. Elle demande également à la juge de prévoir la diffusion de la décision “pour assainir le fonctionnement des sociétés, le BTP, (…) et de sortir les accidents du travail du silence qui les entourent.”

La procureure a d’ailleurs pointé que “ce silence est un peu dérangeant en Seine-Saint-Denis parce qu’on a les chantiers des JO, du Grand Paris Express, des chantiers d’envergure comme celui de Pantin.” Et de rappeler: “En 2019, deux ouvriers salariés meurent chaque jour dans le cadre du travail. En Seine-Saint-Denis, c’est conforme à la moyenne nationale (…) et le parquet de Bobigny est amené à se déplacer au minimum une fois par mois pour un accident mortel. En majorité, ce sont des chutes de hauteur…”

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