Mouvement social | | 28/03/2023
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À l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, bloqué depuis trois semaines, la détermination est intacte

À l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, bloqué depuis trois semaines, la détermination est intacte

(Mise à jour, le site a rouvert ce 29 mars) Il y a Manu, Nico, Marie… Depuis le 6 mars, les éboueurs de Paris se relaient 24 heures sur 24 pour tenir le piquet de grève et bloquer l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine. Bien organisés, par roulement, ils sont rejoints par d’autres métiers, venus en renfort “là où c’est utile“. Reportage.

“Mon nom ? Éboutier. De la contraction d’éboueur et égoutier”, soutient celui qui ne donnera pas son nom. “Aujourd’hui, je travaille dans les bureaux parce que j’ai eu un accident, mais j’ai été éboueur avant et je resterai éboueur dans ma conscience jusqu’à ma mort. Les éboueurs et les égoutiers sont dans la même bataille. Ce sont eux qui bloquent ici”. La grille du site est fermée, gardée par les grévistes qui filtrent les entrées. Il y a beaucoup de vent ce mercredi. La fumée âcre des braseros de fortune envahit l’espace.

Parmi les trois tentes alignées, l’une sert de cantine. C’est ici que se réfugient les personnes présentes en cette fin de matinée. “Le poste d’éboueur, ça n’existe pas. Le métier d’éboueur, c’est la gestion des déchets : le ramassage, le lavage, la collecte.” Marie, 46 ans, est éboueuse depuis 15 ans. Après avoir enchaîné divers boulots tout aussi pénibles – travail en boucherie, femme de ménage, etc. – elle est entrée à la Ville de Paris après son divorce. “Nous, on a la retraite à 57 ans. Tu me vois courir après la benne à 59 ans ?” Marie retournera travailler à 14 heures. “Tenir un point, ça ne veut pas forcément dire y passer sa vie. C’est venir donner de ton temps pour que ça vive et que ça tienne.”

Mercredi 22 mars à 13 heures, les grévistes écoutent le discours du Président

“13 ans au cul des camion par tous les temps – je ne vous fais pas de dessin”

Manu, chauffeur d’engins et délégué syndical de 52 ans, est là tous les jours. “Ça dépend du budget de chacun. Il y a des gens qui ont un peu d’argent devant eux, il y a des gens qui vont se priver pour les citoyens.” Manu travaille depuis l’âge de 17 ans et se sent donc peu impacté par la réforme. “Je pense à la génération d’après. Au bout de 40 années de travail, un citoyen mérite largement sa retraite. Il y a 5 millions de chômeurs : les jeunes qui sortent des écoles sans diplôme seraient bien contents de travailler.” À l’extérieur de la tente, des voix entonnent “Macron nous fait la guerre et sa police aussi. Et on reste déter’ pour bloquer le pays”.

Nico, est éboueur depuis 14 ans. “13 ans au cul des camions par tous les temps – je ne vous fais pas de dessin, c’est nauséabond. Maintenant je suis aux petits engins de trottoirs. Avant, j’ai travaillé 10 ans aux PTT.” Casquette vissée sur la tête, il raconte le quotidien de son métier : monter et descendre les hauts marchepieds, s’accrocher derrière le camion. “Quand on arrive à 50, 55 piges, on n’a plus d’articulations, on a les épaules tuées parce qu’il faut bien traîner les containers. Et puis il y a le vrac : ça va des sacs de ceux qui ont la flemme de sortir et rentrer leur container jusqu’au mec qui vient de faire un chantier et qui vous met des gravats.”

Nico fait partie des piliers du piquet. “La nuit, il y a rarement plus de 5 ou 6 personnes maintenant. Nico, en général, il est là. Il y a un seul jour où je ne l’ai pas vu, il est quand même rentré dormir chez lui dans un bon lit”, confie un collègue. Sous la tente-cantine, un épais duvet kaki est suspendu. Le jeune homme poursuit : “J’ai un enfant en bas âge, donc j’ai une certaine obligation. On travaille en roulement, on s’organise.” Nico renchérit : “Pour une grève qui dure, c’est la base. On ne va pas tous s’épuiser en même temps et on ne va pas perdre trop d’argent. Car depuis la réforme de la fonction publique, si on est en repos mardi et mercredi et qu’on fait grève lundi, on est obligé de venir travailler jeudi, sinon même le repos est comptabilisé en jours de grève.”

De nouveaux appuis franchissent régulièrement la grille pour rejoindre le piquet de grève

“Dans le journal papier, aujourd’hui, on a beaucoup moins d’impact quand on se met en grève”

Le soutien vient également de l’extérieur. Harold, 44 ans, travaille depuis 13 ans aux espaces verts dans le Bois de Vincennes. “On a le même patron. Surtout, c’est là que se fait la lutte. Le mouvement des éboueurs est très visible.” Frédéric Yvrande, 55 ans, partage également cet avis. Salarié dans une entreprise parisienne d’impression de presse, il constate que “dans le journal papier, aujourd’hui, on a beaucoup moins d’impact quand on se met en grève. Donc aujourd’hui, notre façon d’agir, c’est de se rendre aux endroits où nos camarades sont en mouvement.”

Il y aussi le soutien matériel. Éric Geneste fait partie d’Alternatiba Paris, un mouvement de mobilisation citoyenne pour une justice sociale et climatique. “On apporte notre soutien en livrant à vélo des plats préparés au TEP [Terre d’écologie populaire] de Ménilmontant.” Ce même jour, deux chèques sont remis pour la caisse solidaire du piquet qui sert essentiellement aux dépenses alimentaires des grévistes. L’un de 100€ remis par Jean-Pierre Fitoussi, responsable CGT des travailleurs de la recherche scientifique de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), un autre de 513€, remis par Diab Adams, chef de projet de recherche en biochimie, résultat de la collecte de vingts collègues de l’ESPCI.

Éric Geneste, d’Alternatiba Paris, est venu livrer des repas aux grévistes

“Je vois monter les murs de poubelles dans les allées des beaux quartiers où je travaille”, se réjouit Anne, documentaliste à l’école des Arts Décoratifs de Paris. “On vient d’écouter Emmanuel Macron et on est complètement atterré.” Christophe, lui, travaille dans le froid et l’humidité des égouts. “J’ai travaillé de nuit et comme on fait les 3/8, faut pas mettre les collègues en difficulté quand on se met en grève”, explique cet égoutier de 54 ans, qui s’excuse presque. “Mais je suis là dès que je peux. Je trouve qu’on demande pas trop leur avis aux ouvriers. Pour faire de l’économie, il faut de la production et pour produire, il faut des ouvriers. On peut quand même pas tout robotiser.”

des liens fraternels et indéfectibles”

“J’ai l’habitude des piquets de grève parce qu’ici je suis resté 23 jours en 2016 et 21 jours en 2010. C’est dur dans les familles. Mais on tient le coup. Moi, je suis aussi un peu là pour remonter le moral des troupes quand ça ne va pas. Donc j’essaye de garder le mien au maximum”, témoigne Régis Vieceli, éboueur depuis presque 30 ans, et secrétaire général de la CGT FTDNEEA (filière traitement, déchets, nettoiement, eau, égouts, assainissement de la Ville de Paris) qui regroupe les égoutiers, les éboueurs, les conducteurs de bennes, les adjoints techniques et les encadrants. “Les grèves, ici, ce sont aussi des liens fraternels et indéfectibles. Y compris dans la vie privée, on s’entraide. Il y a plein de jeunes qui viennent d’être embauchés et qui sont avec nous. Et les étudiants qui viennent ici regarder comment on s’organise, comment on tient. C’est aussi un héritage qu’on laisse.”

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