Economie | Ile-de-France | 28/08/2023
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À Paris, le monde de la restauration fait sa mue, lentement

À Paris, le monde de la restauration fait sa mue, lentement

Comment servir les clients avec un service impeccable et des prix qui restent abordables ? Tout en fidélisant ses serveurs et cuistots ? L’équation reste compliquée dans la restauration parisienne où les conditions de travail très exigeantes pèsent sur les employés. La nouvelle génération entend défendre une autre voie.

15 h 30, fin du service du midi à La Ultima. Dans ce restaurant italien branché de la place Saint-Michel, quelques familles de touristes italiens et espagnols finissent de déjeuner dans une décoration à mi-chemin entre le bling-bling de Scarface et le rétro de la Dolce Vita. Derrière le comptoir, Andy s’échine à calculer le prix des quatre cafés qu’elle vient de faire couler. Louis Beaudouin, son patron, s’agace gentiment. “Tu sais bien que je suis nulle en maths !”, lui rétorque sa serveuse d’un ton joueur. Un mois de service à peine, et cette graphiste en année sabbatique est déjà lassée de son job. “Je ne bosse “que” trois jours par semaine, mais c’est fatigant. Les journées restantes, c’est pour m’en remettre !”, explique la jeune femme de 25 ans, devant Louis, son responsable et ami. Si elle est là, c’est parce que ce dernier avait besoin d’un coup de main. “Si j’étais dans un autre resto, je ne serais pas restée !”, lâche-t-elle sans détour. Mais, comme beaucoup d’autres restaurateurs parisiens, Louis peine à recruter.

30 000 postes à pourvoir en Ile-de-France

Selon Franck Delvau, président de l’Union des Métiers et Industries de l’Hôtellerie en Île-de-France (UMIH-IDF), une des principales organisations patronales du secteur, 30 000 postes sont à pourvoir en région parisienne. Le problème n’est pas nouveau. “Beaucoup de serveurs ont quitté le secteur, pas forcément parce qu’ils voulaient gagner plus, mais juste pour avoir une vie”, rajoute-t-il. Sur le plan financier tout de même, l’arrêt brutal causé par la pandémie a entraîné une chute vertigineuse des revenus des serveurs, dont certains pouvaient gagner plus de la moitié de leur salaire en pourboires. “Quand tu passes de 4 000 € par mois à 1 700 €, ça fait mal !”, illustre LouisCertains se sont donc réorientés. Depuis la reprise, le personnel est davantage composé de jeunes cherchant des compléments de revenus que de garçons chevronnés. À La Ultima, le serveur le plus expérimenté a… sept mois de métier.

Le rapport de force s’est inversé

Pour recruter, c’est désormais aux restaurateurs d’être attractifs. Parmi les principaux critères, les horaires et le salaire. Plus question de payer au Smic, ni de proposer des plannings avec coupure qui obligent à assurer les services du midi et du soir sans être payé entre les deux. Plus question non plus de ne pas payer les heures sup. À 24 heures par semaine, Andy gagne autour de 1 000 € nets, un salaire supérieur d’environ 1,3 € au Smic horaire. “Ce sont la paie et les horaires qui vont te faire embaucher un employé, mais ce sont les petits à-côtés qui te permettent de le garder. Si tu les laisses boire une bière en fin de service, si le jour où un de tes employés te demande son samedi soir, tu lui laisses… Ce sont des valeurs un peu nouvelles en restauration”, note Louis.

À quelques encablures de La Ultima, Francis Bugeaud confirme. Directeur général depuis 20 ans chez Les Éditeurs, une brasserie chic du carrefour de l’Odéon, il remarque que “le rapport de force s’est inversé” : “Quand il y a un poste de disponible, les personnes nous appellent et nous demandent : “Comment ça se passe chez vous ? Les clients sont comment ?” Certains posent d’emblée qu’ils ne veulent pas travailler le week-end, par exemple. On est passé d’un extrême à l’autre”, estime le quinquagénaire, qui reconnaît que “dans le passé, il y a certainement eu des abus”.

Des sous-chefs qui continuent à faire des boulots de chef

En avril 2022, pour faire face aux pénuries de recrutement, les salariés de la branche hôtels, cafés, restaurants (HCR) ont obtenu une augmentation moyenne de 16,33% de leur grille salariale, ainsi qu’une rémunération minimum supérieure de 5% au SMIC actuel. Une mesure qui n’implique certes pas une hausse générale des payes, mais un relèvement des rémunérations minimums de chaque échelon. Un “effet d’annonce” pour Pascal Pedrak, secrétaire général de la branche francilienne de la CFDT Hôtellerie Tourisme Restauration (CFDT-HTR), pourtant signataire de l’accord. “Ces mesures ne sont qu’un rattrapage de l’absence du dialogue social depuis des années”, explique-t-il. “Cette situation favorise d’abord les grands groupes [les groupes de restauration rapide aussi bien que les groupes possédant plusieurs grandes brasseries, ndlr], qui peuvent se permettre de proposer des salaires supérieurs aux minimas. Ils reçoivent donc davantage de candidatures, ce qui leur permet de choisir leurs employés, là où le petit restaurant ne peut pas suivre au niveau des salaires”.

Pour économiser sur les salaires, certaines structures embauchent leurs salariés à un échelon inférieur au travail qu’ils exécutent réellement, relève également le syndicaliste “On est déjà en tension au niveau du recrutement. L’établissement qui fait ça ne trouvera personne pour travailler ! C’est de l’affabulation”, proteste Franck Delvau. Pascal Pedrak estime quant à lui la pratique “courante” : “nous en avons régulièrement écho”.

C’est aussi ce qu’atteste Gérard*, jeune chef de partie [cuisinier confirmé ayant une responsabilité précise au sein d’une cuisine (sauces, viande, poisson), échelon inférieur à celui de second, ndlr] armé de plusieurs années d’expérience dans de belles brasseries parisiennes. “Dans notre restaurant, on a un chef et des chefs de partie, mais aucun second. Pourtant, certains remplissent des fonctions de second, notamment en remplaçant le chef lorsqu’il est absent. J’estime que c’est une stratégie pour ne pas avoir à nous payer plus !”. Pour Gérard, pénurie de recrutement ou pas, les brasseurs restent en position de force. “Leur modèle économique fonctionne depuis très longtemps. Ils ont plusieurs brasseries, ils ont leurs fournisseurs, ils savent comment ça marche. Côté clients, il y aura toujours des touristes… Ça ne bougera pas. Leurs cartes comportent des recettes que n’importe qui peut faire. Il n’y a donc pas lieu de revaloriser les employés : tu es remplaçable, et on ne te demande pas de faire plus.”

Conditions de travail intenses

Surtout, les conditions de travail restent difficiles. “La tâche à remplir, c’est de servir tout le monde le plus vite possible, sans craquer. […] Tu marches au moins 10 km par jour, tu dois supporter les clients, soulever des choses lourdes, nettoyer… ”, décrit Mathieu Le Guen. Six ans après avoir porté ses premiers plateaux, le vingtenaire est passé gérant d’une brasserie de la rue des Martyrs (IXe arrondissement) le 1ᵉʳ janvier dernier. La montée en grade ne l’empêche pas de travailler environ 55 heures par semaine, “mais le salaire suit”. Mathieu indique toucher environ 5 000€ par mois. Une somme qui ne suffit pas à tous pour tenir. “J’ai déjà vu des gars craquer en plein service. Les mecs s’arrêtent, parfois pleurent, tremblent, disent “C’est trop dur”. Bon, OK, tu ne reviens pas demain. Il faut savoir résister à la pression”, concède-t-il, alors même qu’un de ses cuisiniers s’apprête à partir, “parce qu’il trouve ça trop difficile.”

Un cuisinier fait flamber des cœurs de palmiers avant le service du soir, dans le XIVe arrondissement.

“Le côté militaire, c’est la rigueur et l’organisation”

La pression s’exerce aussi bien en salle qu’en cuisine. Après quinze ans derrière les fourneaux des Éditeurs, Julien Deleury s’apprête à tirer sa révérence. “C’est un choix professionnel et familial. La décision est venue progressivement. Physiquement, ça commençait à tirer. J’ai mal aux genoux, au dos, parce qu’on est tout le temps debout. On fait environ 400 couverts par jour, 1000 pendant le week-end. C’est une belle maison, mais qui demande de la rigueur 24h/24. J’ai aussi besoin de temps pour souffler”, explique-t-il quelques minutes après son service, assis dans un fauteuil en cuir rouge de son établissement. Avec ses équipes, il vient de servir 180 couverts en deux heures. À 39 ans, cet affable barbu envisage de “profiter de la famille pendant un petit mois, puis repartir sur le champ de bataille”, et assume la métaphore. “La pression amène la rigueur, et la rigueur amène la pression. J’associe la gestion, l’organisation, la mise en place, à quelque chose de militaire. Ne serait-ce que pour des questions d’hygiène, d’abord. Ensuite, pour des raisons d’organisation, pour pouvoir faire beaucoup de couverts.”

Francis Bugeaud, son patron, ne dit pas l’inverse. “Le côté militaire, c’est la rigueur et l’organisation. C’est indispensable. Notre priorité, c’est la satisfaction du client. C’est le nerf de la guerre. Quand on va au resto, on veut être bien accueilli, en avoir pour son argent. Ça passe surtout par être servi rapidement, avoir ce qu’on veut. C’est pour ça qu’il y a une organisation militaire. Dès qu’il y a une faille, c’est toute la machine qui se grippe.”

En quête d’horaires conciliables avec une vie personnelle

Nécessaire pour certains, cette ambiance martiale peut aussi faire fuir les plus jeunes. À 21 ans, Robin a déjà plus de cinq ans d’expérience dans la restauration. Passé en majorité par des cuisines gastronomiques, il décrit un monde en tension, parfois teinté de violence. “On est un peu ravagés par notre métier. J’ai adoré mon premier apprentissage, mais quand mon chef était mécontent, il me mettait des coups. C’étaient pas des coups qui faisaient mal, mais c’étaient des coups quand même ! Pareil pour les insultes : un “ferme ta gueule”, un “va te faire enculer”, c’est commun en cuisine. J’ai déjà vu un cuisinier et un supérieur sortir de la cuisine pour se battre. Le lendemain, ils buvaient une bière ensemble”, raconte-t-il le plus normalement du monde.

Désormais chef cuisinier dans un resto “bistronomique” de la porte d’Orléans depuis cinq mois, il renaît : “Je travaille de 8h à 17h, ou de 15h à minuit. Pour la restauration, ce sont des horaires de bureau. J’ai le temps de voir ma copine, mes potes, ça fait un bien fou”, sourit-il en tirant sur sa cigarette, une pinte de bière à la main. Encore marqué par ses expériences précédentes, il explique “essayer d’être le plus gentil possible” en tant que chef – même si c’est souvent plus facile à dire qu’à faire. “Il y a un juste milieu à trouver entre la rigueur militaire de l’excellence et une meilleure ambiance qui peut entraîner une baisse de la qualité. Je ne l’ai pas encore trouvé”, concède-t-il, casquette vissée sur ses cheveux bouclés. 

Pour Cassandre, c’est un passage dans un restaurant guindé proche de l’Assemblée Nationale, où elle a connu le harcèlement, notamment sexuel, qui l’a mise en quête de nouveaux horizons. “On devait travailler en talons, et en portant du maquillage. Les propriétaires du restaurant demandaient des photos des filles avant le début de chaque service. Là-bas, j’ai commencé à complexer sur mon corps. J’ai fini des services en vomissant dans des seaux à champagne, je rentrais chez moi en pleurant. […] Une fois, un client m’a dit que j’étais une mauvaise serveuse après que j’ai refusé de lui donner mon numéro.” Elle fuit, et passe derrière les fourneaux comme sous-cheffe à Ploc, une cantine coquette récemment ouverte dans le XXème arrondissement, pour son plus grand bonheur. “Quand j’ai commencé, j’ignorais qu’il y avait d’autres manières de fonctionner ailleurs”, se rappelle-t-elle. “Ici, je fais 39h par semaine sur trois jours. J’ai commencé pour l’ouverture du resto, donc j’ai choisi mon emploi du temps. On m’a donné le choix entre avoir une semaine de trois jours et une semaine de cinq, j’ai choisi de faire mes heures en trois journées, même si mon chef m’a dit que ce n’était peut-être pas une bonne idée.” Un choix que la jeune Parisienne ne regrette pas le moins du monde : “La restauration, c’est un métier où tu peux vite finir à ne penser qu’à ton travail. J’adore mon métier, mais j’aime aussi avoir autre chose dans ma vie”, explique-t-elle au téléphone, alors qu’elle profite de ses quatre jours de repos hebdomadaires à l’île de Ré.

Une nouvelle manière d’appréhender le travail qui reste difficile à chiffrer. “On sait que c’est une tendance lourde”, confirme Franck Delvau, de l’UMIH-IDF. “Maintenant, pour garder leurs équipes, certains établissements vont fermer un, voire deux jours par semaine, ou diminuer leurs horaires d’ouverture”, constate-t-il. “Il y a de plus en plus de restos comme ça. La Covid a permis à plus de monde de prendre du recul. On a davantage pu poser nos règles”, s’en réjouit Cassandre.

*les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.

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