Plasticien, musicien, informaticien… Depuis mai 2022, ils sont une quinzaine à squatter l’ancienne usine de pièces automobiles de la rue Benfleet, à Romainville, actuellement propriété de l’Établissement public foncier d’Ile-de-France (Epfif). À quelques semaines d’une probable expulsion, ils défendent le bien fondé d’avoir occupé ce lieu vide pour encore un moment. Le maire dénonce, lui, un mauvais procès à la ville et l’occupation d’un ancien hébergement d’urgence. Reportage.
“Ça fait des années que l’on passait devant et que l’on voyait que c’était vide. Sauf pour des raisons ponctuelles, il ne se passait quasiment rien. Plusieurs associations ont longtemps demandé sans succès à pouvoir utiliser ce lieu à l’Epfif et à la mairie. Alors, on l’a investi“, explique Magalie, une des squatteuses de la Halle Benfleet, située au 22-26 de la rue du même nom, au sud de Romainville.
“Occupation sans droit ni titre“
Depuis mai 2022, ils sont quinze, pour la plupart trentenaires, à avoir pris leurs quartiers dans cette friche industrielle. L’Epfif a acquis cette ancienne usine de l’entreprise Mécanique Générale Marcel Picot en 2013, dans le cadre d’une convention d’intervention foncière conclue le 20 octobre 2008 avec la ville de Romainville, délimitant un périmètre de veille foncière.
Face à cette occupation illégale, l’opérateur public a porté plainte et assigné les huit membres du collectif Le carton, à l’initiative du squat, devant le tribunal judiciaire de Bobigny. Dans l’ordonnance rendue le 7 février dernier, la juge des contentieux de protection a ordonné l’expulsion des occupants au motif que cette “occupation sans droit ni titre constitue un trouble manifestement illicite.”
Le collectif a fait appel de la décision et lancé une pétition. “À partir du moment où l’on recevra la lettre d’expulsion, on aura deux mois pour quitter lieux, ce qui peut intervenir entre le 8 août et la mi-octobre, quand doit avoir lieu le procès à la cour d’appel de Paris. On demande simplement à rester ici pour pouvoir contester la première décision“, précise Magalie.
Des lieux qui étaient vides
Pour justifier le squat, baptisé La Caboteuse, les occupants font valoir l’inutilité des lieux depuis plusieurs années. Mais aussi leur “bonne foi”. “Dès qu’on est arrivés, on a contacté l’Epfif. On leur a envoyé un dossier sur notre projet, ainsi qu’à la mairie. On a tout de suite voulu faire quelque chose d’ouvert sur le voisinage et le quartier. On ne pouvait pas se contenter de squatter pour se loger“, poursuit l’ancienne étudiante des Beaux-Arts, devenue plasticienne et professeur vacataire à la Sorbonne.
Hébergement d’urgence, paniers alimentaires
Le collectif a rapidement ouvert une quinzaine de places pour l’hébergement d’urgence. Il accueille des personnes sans solution de logement et a ouvert ses portes aux associations Timmy, qui accompagne des mineurs isolés étrangers, et Acceptess, qui oriente des personnes transgenres. Il distribue aussi des paniers de fruits et légumes gratuitement. 30 à 35 familles en bénéficient chaque vendredi. “Tous les matins, on récupère les invendus à Rungis. On en donne la moitié aux Lez’arts, une association de Montreuil, et on en garde une partie pour nous nous nourrir“, précise Magalie. “Ça fait des années qu’on fait ça. On est dans un quartier populaire et il y a un besoin d’aider parce qu’il n’y a pas d’épicerie solidaire aux alentours.”
Concerts, spectacle, free-shop
La Caboteuse se veut aussi un lieu ouvert. En dehors de concerts et des spectacles de clown, des films y sont projetés tous les jeudis. Elle propose un “freeshop” où les gens peuvent venir déposer et prendre des affaires, surtout des vêtements, et sert de cantine solidaire une fois par mois. Côtés ateliers, quelques artistes de Romainville, Pantin et Montreuil sont installés sous la verrière de la halle. Tout est gratuit ou à prix libre. “En fait, on crée du lien social“, relève Lapin.
“Plusieurs élus soutiennent d’ailleurs notre démarche, même si le maire n’a pas pris position jusqu’à présent. On voudrait pouvoir conventionner avec la mairie, pour régulariser l’occupation transitoire de la Halle, jusqu’à ce que son projet d’aménagement soit défini, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent. On n’est pas là pour s’opposer aux projet de l’Epfif, mais pour redonner vie à des bâtiments qui sont complètement à l’abandon alors qu’il y a un vrai problème de logement en Ile-de-France et de manque d’espace pour les associations culturelles qui peinent à trouver des locaux comme c’est le cas à Romainville“, pointe Magalie.
“Erreur de casting“
Des arguments que balaye François Dechy, le maire (DVG) de Romainville. “On est face à une occupation totalement illégale d’un site. C’est une propriété de l’Epfif qui travaille pour l’intérêt général. Les locaux ne sont pas du tout adaptés pour accueillir du public et leur remise aux normes nécessiterait plusieurs centaines de milliers d’euros d’investissement. Le pire est que la mairie a perdu dans cette affaire l’usage d’un appartement dont les services sociaux de la ville se servait pour de l’hébergement temporaire d’urgence“, s’insurge l’édile qui précise que “la réflexion sur le devenir du site sera engagée une fois la maitrise foncière achevée.”
François Dechy constate lui aussi que pendant ses vingt dernières années, beaucoup de locaux d’activité ont disparu à Romainville, au profit de la construction de logements. Mais, assure-t-il, une stratégie est déployée à l’échelle de l’intercommunalité Est Ensemble* pour reconquérir du foncier au bénéfice de l’activité.
“Leur combat pourrait être légitime, bien qu’illégal, s’il était mené dans d’autres territoires ou à l’encontre de propriétaires privés qui ne jouent pas le jeu de la défense de l’intérêt général”, estime-t-il. Ils [ndlr, les squatteurs] maitrisent parfaitement les dispositifs qui protègent les populations vulnérables pour porter un action militante que je peux comprendre. Mais, on est là dans une erreur de casting totale : je ne comprends pas qu’on s’en prenne à Romainville où aucun bâtiment qui puisse-t-être mis disposition d’associations à vocation culturelle ou de l’économie sociale et solidaire n’est laissé vacant. Est Ensemble propose un appel à projets, Tempo’o, auquel de nombreuses structures prennent la peine de répondre. Ce ne serait pas juste de leur donner un passe-droit.”
“On a choisi d’être en dehors des normes et du système, parce que les normes ne nous conviennent pas, mais ce n’est pas une fin en soi”
Le collectif a d’ailleurs, récemment candidaté “spontanément” au dispositif d’occupation temporaire Tempo’o. “Notre utilisation du lieu est un projet alternatif. Si on conventionne avec la mairie, des choses changeraient nécessairement. Mais, du fait de la loi Kasbarian, de la montée en pression pour criminaliser l’habitation de bâtiments vides, c’est une nécessité de se tourner vers des statuts normalisés pour continuer à faire exister les cultures alternatives. Il faut aussi que les collectivités comprennent qu’il faut être plus tolérant. Elles posent tellement de contraintes que c’est un-tue-la-vie“, observe Tristan qui vivait à l’EIF, avant l’expulsion du collectif Garde la pêche de cette autre friche industrielle à Montreuil. “On a choisi d’être en dehors des normes et du système, parce que les normes ne nous conviennent pas. Mais ce n’est pas une fin en soi. On lutte pour le commun“, souligne-t-il.
Du collectif qui donne du sens
Le squat relève, en effet, d’un mode de vie qui tient autant du militantisme que de la recherche d’une forme d’entraide. “Avant d’être en squat, j’ai vécu les cinq ans que j’ai passés à essayer de devenir un réalisateur comme une grande solitude. Quand j’ai monté mon film, tout le reste de ma vie était vide“, relate Tristan. Pour Antonin, le squat s’est apparenté à une sorte de bulle. “J’ai fait ma deuxième année de formation en céramique en installant mon atelier ici, ce qui m’a permis de prendre du temps dans la production, sans chercher à vendre tout de suite. Mais surtout, j’ai appris énormément de choses et à vivre collectivement.“
“C’est la précarité, et finalement la solidarité, qui nous rassemblent en tant que collectif. Il y a en qui sont artistes ou artisans, d’autres qui terminent leurs études, qui ont une situation familiale ou de vie compliquée parce qu’il nous est impossible de payer un loyer que ce soit pour se loger à Paris et dans la proche banlieue, ou pour installer un atelier“, résume Magalie.
Contacté l’Epfif n’a pas été en mesure de nous répondre.
*Est Ensemble regroupe neuf villes de Seine-Saint-Denis: villes de Bagnolet, Bobigny, Bondy, Le Pré Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin et Romainville.
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