Des coûts incompressibles liés à la main d’œuvre locale et au besoin en espace de stockage mais une pression sur les prix liée à la concurrence du neuf importé… Si le modèle écologique de l’économie circulaire est concluant, son modèle économique reste une équation difficile.
“Les consommateurs sont prêts à payer 10% plus cher pour du made in France mais pas sept fois plus. On n’est pas sur les mêmes échelles entre le psychologique et le réel, notamment car la Chine nous abreuve de produits de très mauvaise qualité mais très peu chers. Or, aller chercher la toile d’une montgolfière, la nettoyer, la découper, cela revient plus cher que prendre de la matière neuve”, déroule Hélène de la Moureyre, fondatrice de Bilum. Basée à Choisy-le-Roi, la PME a commencé par récupérer des toiles publicitaires pour les transformer en accessoires avant de s’ouvrir à une vingtaine de matières, des gilets de sauvetage aux drapeaux, en passant par les housses de siège, les uniformes ou les airbags.
La solution ? Travailler sur la valeur ajoutée pour justifier le prix sur l’étiquette. Chez Bilum, Hélène de la Moureyre a donc travaillé avec un designer pour mettre en place la collection Isocèle. Et pour se donner le temps de travailler sa marque et de vendre au vrai prix, elle a commencé par lever des fonds.
Reconditionner des produits à forte valeur initiale
Ce modèle n’est toutefois pas réplicable à toute l’activité circulaire. Si le surcyclage créatif apporte une valeur ajoutée qui justifie son prix, ce n’est pas le cas du reconditionnement qui promet une remise par rapport au prix initial tout en nécessitant de la main d’œuvre et du stockage. Dans ce cas, le modèle est tenable financièrement si le prix de départ des objets est suffisamment élevé, comme des ordinateurs ou des smartphones. Leur recirculation peut même aller jusqu’à “trois tours de manège”, image Etienne Hirschauer, directeur général d’Ecodair. L’association, créée en 2004, s’est fixée deux missions depuis vingt ans : l’emploi des personnes en fragilité psychique et le reconditionnement informatique. Au fil des ans, elle a développé plusieurs structures, des Esat (établissement médicosocial de service d’aide par le travail) et des chantiers d’insertion, et emploie aujourd’hui 200 personnes, dont 80% en situation de handicap ou d’insertion, sur cinq sites. En région parisienne mais aussi à Lyon, Marseille et Rennes, car “la dimension locale de la boucle circulaire est essentielle”, pour répondre aux deux missions de l’association. “La logique industrielle serait de n’avoir qu’un seul site mais nous refusons de nous balader avec des déchets informatiques. Et puis, l’enjeu est d’employer localement.”
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une série consacrée à l’économie circulaire dans le Val-de-Marne, réalisée avec le soutien de la Chambre de commerce et d’industrie du Val-de-Marne et de l’Agence de la transition écologique (Ademe).
La CCI 94 développe actuellement un accélérateur d’économie circulaire à l’attention des acteurs économiques du département. Pour plus d’informations, contacter Patricia Fouré, responsable partenariats et projets circulaire (pfoure(a)cci-paris-idf.fr)
Le BtoB : un moyen de sécuriser le modèle économique
Pour Etienne Hirschauer, le marché n’en est encore qu’aux prémices. “Aujourd’hui, le reconditionnement ne représente que 4-5% des ventes. Lorsqu’il sera mûr, on pourrait dépasser les 50%”, estime-t-il, alors que la demande va être stimulée par la loi Agec qui oblige les structures publiques à acheter 20% de matériel reconditionné. “Concrètement, cela représente un marché de 200 millions d’euros par an”, chiffre le directeur. “D’ores et déjà, il y a des clients qui n’achètent que du reconditionné par principe, comme par exemple la fondation Simplon. Certaines collectivités montrent aussi l’exemple. Nous avons notamment reçu des commandes de centaines d’ordinateurs de la part de la ville de Champigny-sur-Marne. Mais il faut encore accompagner les acteurs publics pour que la construction des appels d’offre flèche au bon endroit.” Œuvrant dans le champ de l’insertion et de l’économie sociale et solidaire, l’association bénéficie aussi de subventions pour boucler son budget.
À Vitry-sur-Seine, Rejoué, qui relève également du champ de l’insertion et de l’ESS, doit pour sa part composer avec des produits au prix nettement inférieur. Peluches, jeux de construction, poupées, cartes à jouer… l’association récupère les jouets par milliers depuis douze ans, pour les revendre 40% moins cher. Sur le plan financier, elle a réussi à se lancer en répondant à des appels à projets publics et privés pour lever des fonds. Une mise de départ de quelques dizaines de milliers d’euros qui lui a permis de recruter d’emblée douze salariés en insertion et quatre permanents, et de payer un premier loyer dans le 14ᵉ arrondissement de Paris. Depuis, elle s’est agrandie en investissant un ancien centre de tri postal de 2000 m2 à Vitry-sur-Seine, tout en conservant sa boutique parisienne. L’association s’appuie actuellement sur 20 salariés permanents et a accompagné 72 personnes en insertion en 2022. La collecte, elle, s’est établie à 42 tonnes pour l’année.
“Au départ, la difficulté était de trouver des lieux de distribution”, se souvient la fondatrice, Claire Tournefier. C’est dans ce contexte qu’elle s’est aussi mise à développer le marché BtoB pour compléter la clientèle de particuliers, avec des professionnels de l’enfance, des crèches, des ludothèques, des centres de loisirs. “Rien qu’avec la ville de Vitry, nous avons cinq marchés publics”, détaille la fondatrice, aujourd’hui directrice du développement. Désormais, le prochain défi pour diversifier la distribution passe par le numérique, indique-t-elle. L’association développe par ailleurs des prestations de teambuilding.
Gage de plus gros volumes et de pérennité dans la relation commerciale, le BtoB constitue un débouché commercial à ne pas négliger, que les structures relèvent ou pas de l’économie sociale et solidaire. D’autant que certaines entreprises ont un budget moins serré et peuvent intégrer ce type d’achat dans leur démarche RSE. Chez Bilum, Hélène de Lamoureyre l’a bien compris. “Avec Yves-Saint-Laurent, par exemple, nous avons récupéré leurs bâches pour les transformer en produits qu’ils nous rachètent”, explique la cheffe d’entreprise qui travaille aussi en BtoBtoC. “À chaque exposition, le Château de Versailles nous confie ses bâches publicitaires et nous revendons ensuite des accessoires issus de celles-ci via leur boutique.”
Foncier : la quête du Graal
Dans un département de proche couronne comme le Val-de-Marne, dont le prix du mètre carré ne cesse d’augmenter, le problème numéro un partagé par tous les acteurs de l’économie circulaire reste aujourd’hui le foncier. Un enjeu crucial qui constitue le principal frein au développement. Sur le sujet, tous les acteurs convergent. Installée à titre transitoire dans des locaux de La Poste Immo, l’association Rejoué, par exemple, aurait déjà dû quitter les lieux depuis 2020 et cherche depuis longtemps un autre point de chute, au moins aussi grand. Mais, trouver une surface suffisante à prix abordable dans le secteur relève de la mission impossible. “Le foncier, dans l’économie circulaire, c’est le nœud du problème”, insiste Claire Tournefier.
“Nous avons besoin de 2000 à 2500 m2 avec des hauteurs de plafond de six mètres pour installer trois niveaux de rack. Nous cherchons désespérément et j’ai visité une vingtaine de locaux, mais les prix sont rédhibitoires par rapport à notre activité. On peut payer entre 90 € et 100 € le m2 mais pas 190 €.”
Faut-il s’éloigner ? Louer des surfaces de stockage en grande banlieue ? “Nous travaillons avec des personnes non motorisées qui viennent par les transports en commun”, objecte la fondatrice. Par ailleurs, nous avons un agrément de chantier d’insertion pour les départements du Val-de-Marne et de Paris. Et, surtout, ce serait un non-sens écologique de ne pas faire de l’économie circulaire de proximité !”
Le cas de Rejoué n’est pas isolé. “Nous cherchons d’urgence un local de 1 000 m2”, confie également Hélène de Lamoureyre, chez Bilum.
“Nous fonctionnons hors les murs”, témoigne encore Chantal Chevalier, cofondatrice de la ressourcerie associative de Créteil avec sa sœur Catherine, depuis janvier 2020. “Au départ, Valophis Habitat nous a mis à disposition un appartement en rez-de-chaussée dans un immeuble qui avait vocation à être démoli, que nous avons pu occuper jusqu’en juin 2022”, relate Chantal Chevalier. Une expérience concluante pour la fondatrice. “Nous avons explosé tous les compteurs, qu’il s’agisse des récoltes d’objets, cinq tonnes durant les dix vendredis et samedis d’ouverture, mais aussi des ventes!” Pour écouler les stocks, qui ne tenaient pas entièrement dans l’appartement, l’association s’est rapprochée d’une autre ressourcerie, La Pagaille, à Ivry-sur-Seine, et Amelior (association des marchés locaux, qui travaille notamment avec les biffins). Aujourd’hui, la ressourcerie de Créteil continue à vendre via son site Internet, mais a interrompu la récolte, faute de local, car les garages et caves des bénévoles sont pleins. “Nous avons besoin de 500 m2 et avons visité des lieux sur Créteil mais on était à 140 € du m2, ce n’est pas envisageable à ce stade. Sinon, on nous a proposé des locaux mais trop loin, du côté du plateau briard”, développe la bénévole, qui travaille, dans son activité professionnelle, à l’accompagnement des entreprises chez France Active Métropole. En attendant de retrouver un site cristolien pour répondre aux besoins locaux, l’association ne chôme pas, reposant uniquement sur du bénévolat. “Nous avons fait notre AG la semaine dernière et sommes aujourd’hui une quarantaine de membres, essentiellement de Créteil, et à 95% des femmes. Nous développons d’autres activités comme les actions de sensibilisation avec les écoles ou les ateliers sur le réemploi.” Mais l’activité ressourcerie est attendue de pied ferme. “Plus de 9 000 personnes nous ont contactées pour savoir quand nous allions rouvrir !” pointe Chantal Chevalier, aussi très active sur les réseaux sociaux.
Place de marché
À Vincennes, Sophie Fehringer a choisi un modèle économique qui ne nécessite pas de foncier. Son concept, LinkNSport, une place de marché sur internet, 100% dédiée aux équipements de sport d’occasion. Une idée qui a germé alors qu’elle cherchait une paire de ski. À l’époque, il n’existait pas grand-chose en dehors du Bon Coin, mais aucune offre n’était disponible à côté de chez elle, pour aller les chercher directement. Surtout, il lui manquait un intermédiaire de confiance pour investir. En quête d’une offre qui n’existait pas, la future entrepreneure en a pensé le concept, et l’a fait prospérer ! Quelques recherches sur Internet et discussions avec des amis plus tard, cette responsable administrative et financière d’un grand groupe a osé franchir le pas, et quitté son poste pour se lancer. “J’ai répondu à un appel à projets de la CCI qui proposait d’accompagner des femmes qui avaient une idée. C’est tombé au bon moment ! J’ai monté mon business plan, appris à pitcher le projet pour obtenir un prêt d’honneur couplé à un prêt bancaire, défini le cahier des charges pour développer la plate-forme, appris à communiquer sur les réseaux sociaux, puis lancé le site en 2019”, résume la créatrice de LinkNsport. Tiers de confiance, la plate-forme séquestre la somme payée par le client et la débloque après la livraison. Gros avantage : pas de stock à gérer.
Principale difficulté : alimenter la plateforme en matériel pour ne pas décevoir les visiteurs du site. Un effort de sourcing qui passe par le démarchage direct. “Ce qui marche le mieux est le contact avec des loueurs, des salles de sport mais aussi des kiné.” Des partenaires qui peuvent être vendeurs comme acheteurs. Aujourd’hui, la startup compte quatre salariés. Depuis, la concurrence sur la seconde vie du matériel de sport a émergé. Chez Decathlon, 9 magasins sur 10 proposent ainsi de la seconde main, ce qui a représenté 300 000 ventes en 2022, indique-t-on chez le distributeur qui travaille également sur une offre de location et a d’ores et déjà lancé un abonnement vélos enfants depuis fin 2021. “La concurrence est stimulante, cela contribue à changer les habitudes”, commente Sophie Fehringer. La cheffe d’entreprise reste confiante dans son modèle et travaille à sa propre accélération en développant les partenariats et collaborations avec les grandes marques qui ont des invendus, sans négliger non plus les débouchés BtoB. “Nous équipons, par exemple, des entreprises qui aménagent une salle de sport pour leurs salariés”, confie-t-elle. La diversification se poursuit également, avec une nouvelle niche dédiée au handisport d’occasion.
Voir tous les articles de la série :
Val-de-Marne circulaire # 1 : un enjeu environnemental et économique stratégique
Val-de-Marne circulaire # 2 : Réparer, réemployer, recycler, surcycler… petit tour de l’économie circulaire en Val-de-Marne
Val-de-Marne circulaire #3 : Louer au lieu de vendre : comment la startup Viluso a changé de modèle
Val-de-Marne circulaire #4 : Ambiance Lumière à Alfortville : une PMI à rebours de l’obsolescence programmée
Val-de-Marne circulaire #5 : le vrac n’est pas mort
Val-de-Marne circulaire # 6 : comment Maximum réussit l’upcycling en série à Ivry-sur-Seine
Val-de-Marne circulaire #7 : Économie circulaire en Val-de-Marne : quel modèle économique ? Quel foncier ?
Val-de-Marne circulaire #8 : Économie circulaire en Val-de-Marne : le défi de la déconstruction-reconstruction
Val-de-Marne circulaire #9 : Ta Tiny House invente la maison mobile low-tech
Val-de-Marne circulaire #10 : quel rôle pour les collectivités locales ?
Val-de-Marne circulaire #11 : verdir la culture en maintenant le rêve
Val-de-Marne circulaire #12 : Oser l’économie circulaire ? Retours d’expérience en Val-de-Marne et mode d’emploi
Val-de-Marne circulaire #13 : Financer l’économie circulaire en Val-de-Marne : un cocktail de solutions
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