Un réverbère, des radios des 1970, de vieilles télés, des matériaux bruts, des feuilles décors par dizaines et même un cercueil… À Montreuil, la Ressourcerie du cinéma est une véritable caverne d’Ali baba pour les décors de films. Reportage.
Ce vendredi de décembre, Max s’attèle à placer une commode sur un tire-palette. Il travaille à la Ressourcerie du cinéma depuis les débuts. “Il n’y avait rien ici au départ. Ni chauffage, ni étagères, ni mezzanine. On est arrivé de Bagnolet avec tout le stock et on a tout installé au fur et à mesure“, se souvient-il.
Créée en 2020, la Ressourcerie du cinéma est passée, au bout d’un an, d’un local de 350 mètres carrés à Bagnolet, à un entrepôt de 1 300 mètres carré où elle est installée dans l’immense cité manufacturière de Mozinor à Montreuil. (Voir notre reportage à la Cité Mozinor)
Le concept de l’association est simple : récupérer tout ce qui jette après la réalisation d’un film, pour le réutiliser dans d’autres tournages. Un principe d’économie circulaire qui commence à se développer dans le spectacle.
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15 tonnes de déchets pour un long-métrage
Le constat est sans appel. Selon l’organisation professionnelle EcoProd, un long-métrage génère en moyenne 15 tonnes de déchets de décor et de mobilier. “Le décor représente un quart de l’impact carbone du cinéma. Mais c’est difficile à calculer parce que les films sont plus ou moins importants“, explique Karine d’Orlan de Polignac, co-fondatrice de la Ressourcerie du cinéma . “Pour le dernier Astérix et Obélix, on a récupéré deux camions de 20 M3 sur six remplis de décors, construits pour une scène de seulement 10 minutes“, cite-t-elle.
Le catalogue, qui est toujours en cours d’élaboration, recense plusieurs milliers de références : feuilles décors, tasseaux, revêtements de sols, conduits en aluminium, mobilier… Objets en tous genres : couffin début 20ᵉ siècle, transistors, ordinateurs des années1980, vitraux, miroirs, plaque funéraire… Autant d’éléments de décor pour film ou série proposés à la vente, mais surtout à la location, 50% moins cher en moyenne.
“On trouve de tout. Même si l’on sait ce que l’on cherche, on peut repartir avec des idées“, observe Camille, responsable de production chez Périples, la société qui produit le youtuber Cyprien. Elle est venue avec un camion, rempli notamment de feuilles-décor qu’elle a louées pour la réalisation d’une nouvelle vidéo. Elle fait aussi don d’accessoires qui ne serviront plus comme une table de mixage, des plantes ou encore un sac rempli de brique en polystyrène. “On a tendance à jeter énormément de choses dans la déco de cinéma. C’est bien de pouvoir réemployer cette matière. Ça nous évite aussi de fabriquer et c’est économique…”, confie-t-elle.
Engagement écolo
“A l’origine de ce projet, il y a un groupe d’intermittents écolo du cinéma qui ont connu l’époque où l’on stockait les décors et qui ont connu le changement dans les années 70. Cette pratique a été abandonnée avec la chute du prix des matériaux et la hausse des prix de stockage,” indique Karine d’Orlan de Polignac.
Avant la Ressourcerie, Karine d’Orlan de Polignac travaillait à la direction générale des entreprises du ministère de l’économie, sur les questions d’économie circulaire. “C’est Barjavel qui m’a mis dedans. Je suis passionnée. Les poubelles c’est mon truc. Je chine depuis l’âge de quinze ans“, raconte-t-elle tout sourire. Photographe professionnelle dans une autre vie, elle se lance dans l’aventure après avoir rencontré Jean Roch Bonnin, l’actuel président de l’association et membre du collectif Eco déco, qu’elle a rencontré dans la ferme urbaine qu’il a monté dans le quartier de La Noue, à Montreuil.
“Il y a clairement un engagement écolo. Pour un chef peintre, un chef constructeur ou un chef déco, c’est désespérant de faire un film qui dure huit semaines et de voir tout partir à la benne“, souligne-t-elle.
300 tonnes récupérées en 3 ans, pour 5 tonnes jetées
La Ressourcerie ne facture pas la dépose, mais fait payer une prestation pour récupérer les déchets, laquelle correspond au coût pour s’en débarrasser. L’association ne garde pas tout pour elle, mais transmet aussi à d’autres ressourceries spécialisées, via le Réseau national des ressourceries artistiques et culturelles (Ressac) qui réunit l’ensemble des acteurs du réemploi culturel. Elle est aussi en lien avec des ressourceries ménagères. “Je suis assez fière parce qu’il y a toujours des choses qu’on ne peut pas garder, mais, depuis deux ans, on a dû faire trois petites bennes“, constate Karine d’Orlan de Polignac qui estime à 300 tonnes environ le volume récupéré depuis trois ans pour environ 5 tonnes de jetées.
Aller plus loin que la loi Agec
“Mais, c’est peanuts ! On doit reprendre seulement 0,2% de ce qui existe en Ile-de-France“, se désole-t-elle. Même si, pour elle, le gâchis est encore pire dans le secteur de l’événementiel, comme la Fashion Week. “Je trouve ça dingue d’organiser des événements aussi demesurés qui utilisent pendant seulement quelques minutes des lieux publics pour un impact délirant“, pointe-t-elle.
À ses yeux, la législation, notamment la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec), ne suffit pas. “Le problème est qu’il n’y a aucune contrainte réelle. Je pense qu’on est dans une urgence climatique qui nécessite d’être beaucoup plus concret. Il faudrait que le coût des déchets soit bien plus élevé pour obliger les producteurs-pollueurs à réduire la voilure“, argumente-t-elle. Et de citer le rapport de Zéro Waste France qui évalue à plusieurs millions de M2 de moquette utilisée pour couvrir les sols lors des événements professionnels accueillis en France, dont une grande partie à usage unique.
Référencer le stock pour le réemploi : un défi titanesque
Mais le réemploi reste un immense défi. Depuis 2022, la Ressourcerie du cinéma se concentre sur le référencement du stock. C’est notamment le travail de Céline, bénévole, de Lenny, qui est stagiaire, et de Marie, salariée depuis un an environ. “Je suis arrivée ici par le bouche-à-oreille et me suis installée à Montreuil. Avant, j’étais stagiaire dans la préparation de feuilles-décor pour un film. Je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas réutilisées. Du coup, cela a du sens de travailler ici.“, explique-t-elle.
Le plus compliqué a été de mettre en place une nomenclature en vue de la création d’un site en ligne. “On s’est positionnés sur une stratégie de ressourcerie professionnelle pour le cinéma. Il faut être très réactif. Au début, on s’arrachait les cheveux pour trouver un objet. Quand une production veut louer, par exemple, des fenêtres ou des portes, elle a besoin de connaitre les dimensions exactes pour construire“, précise Karine d’Orlan de Poulignac.
Elle espère finaliser un catalogue complet avec un QR-code au 2ᵉ trimestre 2024, pour gagner du temps sur les devis. À plus long terme, elle compte aussi accompagner les mesures de chaque décor particulier d’un sketch up. Un travail titanesque pour l’équipe qui compte sept salariés, donc cinq emplois aidés. “On est épuisés. Il faut aussi batailler avec une paperasse administrative kafkaïenne“, lâche-t-elle.
Pour optimiser le réemploi, la cofondatrice insiste sur la nécessité de penser l’ensemble de la chaine dès le début du projet. “Le réemploi oblige à repenser toute la chaîne de production. Ce n’est pas simple de produire un décor éco-conception. Il y a les aspects techniques que les jeunes sortant d’école ne maitrisent pas forcément, il y a aussi la pression des délais“, souligne-t-elle. L’association vient d’ailleurs de lancer une formation de trois jours à cette fin, animé par des professionnels du métier du collectif Eco deco.
Un modèle économique sur le fil
Après une première année faste, les comptes sont tout juste à l’équilibre en 2023. “Le problème du mot ressourcerie est que l’on croit parfois que ce sera beaucoup moins cher qu’une société de location parisienne. Mais le foncier reste cher, sans compter les salaires et les charges“, précise Karine d’Orlan de Polignac.
La Ressourcerie du cinéma a fait le choix d’un bail commercial classique pour ne plus avoir à déménager, ce qui implique un loyer qui reste élevé, de 8 000 euros par mois.
70% des clients de ses clients proviennent des secteurs du cinéma, de l’événementiel ou de la culture en général, comme les escapes games. Le pari de l’association, qui s’est lancée grâce à des subventions, dont 250 000 euros pour les travaux, est de se diversifier davantage vers le BTP. Le but est notamment d’exploiter le potentiel des feuilles-décor à partir desquelles sont conçues les cloisons de ses propres bureaux. Celles-ci sont issues de la série télévisée “Drôle” diffusée sur Netflix. Mises tête-bêche, isolées avec du Métisse fait à base de textile, elle en a fait une vitrine, mettant en avant une très bonne qualité acoustique et thermique.
“Le vrai souci, c’est qu’il faut réduire. Or, depuis le Covid, il y a eu 20% de production de films de plus sur les plateformes… On va dans le mur !”
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