Société | | 08/02/2023
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Le devenir du Carmel de Nogent-sur-Marne percuté par les abus sexuels d’un ancien prêtre

Le devenir du Carmel de Nogent-sur-Marne percuté par les abus sexuels d’un ancien prêtre

Entre les années 1940 et le début des années 1950, des religieuses du carmel de Nogent-sur-Marne ont vécu sous l’emprise sexuelle d’un prêtre charismatique, Thomas Philippe, et, avant lui, de son oncle et père spirituel, selon des témoignages désormais rendus publics. Une affaire dans l’affaire car l’histoire de ce prêtre et de ses proches éclabousse largement. Localement, ce passé a percuté l’avenir en provoquant l’annulation d’un projet en lien avec la communauté de l’Arche.

Dans le sillon des révélations sur des abus sexuels dans l’église, l’histoire du noyau sectaire à l’origine de l’éphémère communauté de l’Eau vive, puis de l’association Arche, vient de faire l’objet de copieux rapports rendus publics il y a quelques jours. Il y est question de l’emprise mystique et sexuelle d’un prêtre charismatique, Thomas Philippe, des années 1940 aux années 1990, ainsi que d’abus sexuels de la part de Jean Vanier, fondateur de l’Arche, des années 1950 aux années 2010. Et aussi de l’implication étroite de la famille nombreuse de Thomas Philippe, à commencer par son oncle, Thomas Dehau, également prêtre.

Les actuels dirigeants de l’association Arche ont découvert le problème en 2014, suite à des témoignages de victimes. En 2019, l’association, qui œuvre à l’accueil et l’intégration sociale des personnes souffrant d’un handicap intellectuel, a commandé une enquête à un organisme indépendant britannique, GCPS consulting, qui aide les institutions à prévenir les abus. Elle a ensuite demandé l’éclairage d’une commission d’étude. C’est le rapport de 900 pages de celle-ci qui a été mis en ligne fin janvier. Du côté de l’église, l’archevêque de Rennes a confié dès 2014 une enquête au dominicain Paul-Dominique Marcovits. La province de France des Dominicains, dont étaient issus les frères Philippe, leur oncle, et de nombreux protagonistes, a ensuite commandé, en 2020, un rapport à l’historien Tangi Cavalin. Celui-ci a été publié début février et est actuellement vendu (29€) en format papier, aux éditions du Cerf.

Dans cette affaire, qui implique de nombreux lieux et personnages, l’un des sites est celui du carmel de Nogent, et l’une des figures centrales est celle de Thomas Philippe. Né en 1905, ce père dominicain, entreprenant et charismatique, va créer un centre de formation spirituelle et de culture chrétienne, L’Eau vive, sur des terres familiales dans l’Essonne, à Soisy-sur-Seine. Le site accueille de nombreuses personnalités et connaitra une belle aura jusqu’au début des années 1950. Rapidement pourtant, des observateurs s’inquiètent de l’ascendant du père sur les femmes de la fondation. Le témoignage de deux victimes d’abus sexuels, en 1951, déclenchera une première enquête interne à l’ordre des Dominicains, puis une enquête canonique. Mais il faudra attendre le témoignage d’une troisième victime, en 1955, pour que cette enquête aboutisse et que Thomas Philippe ne soit interdit d’exercice de son ministère. Reprise par Jean Vanier en 1952, la Communauté de l’Eau vive sera fermée en 1956, avec interdiction de se reconstituer. Mais le noyau dur du mouvement, notamment les frères Philippe et Jean Vanier et des membres féminines qui resteront en contact, continuera d’exercer son influence.

Le Carmel de Nogent, au cœur des fantasmes du père Philippe

À Nogent-sur-Marne, le carmel du Christ-Roi, où officie une cousine, issue de germain de Thomas Philippe, fait partie des institutions de religieuses particulièrement appréciées de ce dernier.

En novembre 1950, l’évêque auxiliaire de Paris, Pierre Brot, constate ainsi un “engouement excessif”, “proche de l’adoration” pour le père Philippe. “Le Dominicain arrive parfois de nuit. Des sœurs “dévouées” lui préparent alors un repas qu’il prend au parloir, en présence de la prieure. “Il arrive que le Père travaille au parloir, tard dans la nuit, avec une sœur”, détaille-t-il. Il relève également que la fréquence de ses visites est telle “qu’on multiplie les précautions pour cacher sa présence à l’ensemble de la communauté, et aussi à ceux de l’extérieur qui trouveraient cela anormal : le supérieur ecclésiastique et les pères carmes.” Quelques mois plus tard, en mars 1951, le père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, alors visiteur apostolique des carmels de France, est le premier à mettre à jour la nature exacte des rapports entretenus entre le prêtre et les religieuses. Il s’ensuivra la déposition de la prieure de Nogent, la mère Thérèse. Aucune enquête ne sera toutefois lancée. Il faudra attendre les premiers témoignages de victimes de l’Eau vive, en 1951, pour que les investigations commencent, en interne uniquement.

Une dérive qui remonterait à l’oncle de Thomas Philippe, dans les années 1930

En 1956, une sous-prieure du carmel nogentais, qui fut “initiée” elle-même, signe un témoignage accablant sur les pratiques qui ont eu cours dans l’institution, indiquant qu’au moins six religieuses ont partagé des pratiques mystico-sexuelles avec le prêtre, dont trois perdurent.

Surtout, ce témoignage indique que ces relations ont démarré bien longtemps avant les visites de Thomas Philippe, avec l’oncle et père spirituel de celui-ci, Thomas Dehau, également prêtre dominicain. “Mère Thérèse m’a raconté qu’avec R4, Prieure en 1937, le P. Dehau avait fait cela. Mère Thérèse s’est offerte à Notre Seigneur pour continuer R4”, détaille-t-elle. (R4 correspond à l’ancienne prieure du carmel et Mère Thérèse sa successeure. Cette dernière sera transférée dans d’autres carmels en mars 1951, suite aux découvertes du père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus.)

Lors de l’enquête menée en 1956, l’ancienne prieure de Nogent, la mère Thérèse, confirmera pour sa part son implication dans l’avortement d’une des disciples de Thomas Philippe, Anne de Rosanbo, en septembre 1947. Un temps religieuse au monastère de la Croix, en Essonne, la jeune femme va quitter les ordres pour venir s’installer près de la communauté de l’Eau vive, peu avant de se faire avorter discrètement, avec l’aide d’une autre disciple. Un acte destiné à éviter tout scandale, qui va être revêtu d’une dimension mystique glauque, avec le baptême du fœtus et sa conservation comme une relique jusqu’en 1952.

Thomas Philippe en 1947 avec Anne de Rosanbo et Marguerite Tournoux (CC by SA Wikipedia)

Selon le témoignage de la sous-prieure, les religieuses restées dans l’emprise mystique du père Dehau puis du père Philippe, étaient persuadées que le carmel de Nogent avait une mission particulière, providentielle. Elle-même fait état de la confusion mentale dans laquelle elle s’est trouvée. “Je regrette ce que j’ai fait avec le Père et tout le mal que j’ai fait à celles de mes filles qui ont participé aux mêmes choses. J’étais convaincue que c’était la TS (très sainte) Vierge qui le voulait… Mais mon Père, comment expliquez-vous cela ? Tout cela est arrivé par une permission spéciale de la T.S. Vierge : c’est très mystérieux. Mais on ne peut pas juger. Ce doit être une aberration mentale passagère…”

Un projet d’accueil de personnes en situation en handicap percuté par l’affaire

Concours de circonstances, l’ancien carmel de Nogent, qui ne compte plus qu’une dizaine de sœurs très âgées en incapacité de gérer ce vaste domaine de 13 000 m2, devait être occupé par l’association Les Amis de Cléophas, développée depuis 2013 à Saint-Maur-des-Fossés, pour ouvrir une maison avec L’Arche. Une coïncidence insoutenable pour L’Arche, alors que Thomas Philippe a été à l’initiative de l’association fondée par Jean Vanier, son fils spirituel, soupçonné lui aussi de nombreuses agressions sexuelles selon les enquêtes menées après son décès. Difficile, dans ces conditions, d’associer le nom de l’Arche au carmel de Nogent. Un coup dur, toutefois, pour Les Amis de Cléophas qui prévoyait d’y accueillir des personnes en situation de handicap mental.

Lire : Parc public et résidence pour personnes handicapées mentales au Carmel de Nogent-sur-Marne

Pour l’heure, le Carmel ne reste toutefois pas vide puisqu’il accueille des réfugiés ukrainiens, sous l’égide de l’association Aurore.

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