Le matin, quand la cité des Espaces d’Abraxas dort encore, quelques touristes s’y aventurent pour instagrammer sa monumentale architecture dystopique, célèbre jusqu’à Hollywood. Mais, dès midi, les guetteurs s’installent sur leurs chaises pliantes et chassent les curieux : le trafic de drogues reprend son cours.
Derrière son décor rétrofuturiste prisé des réalisateurs de clips et films (“Hunger Games”, “Brazil”…), cette cité inaugurée en 1983 en Seine-Saint-Denis a connu l’engrenage de paupérisation et disparition de mixité sociale caractéristique des quartiers sensibles. La municipalité de Noisy-le-Grand tente aujourd’hui de raviver ce lieu emblématique.
Proue de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, les Abraxas se voulaient pourtant, à leur conception par l’architecte star espagnol Ricardo Bofill, une rupture avec les barres HLM sans âme des grands ensembles.
“C’était une époque d’idéologie utopique”, estime Yann Minh, artiste de 65 ans installé depuis 2017 dans le bâtiment du Théâtre. “Le discours de l’époque était qu’on peut, à niveau industriel, fabriquer des palais pour le peuple: des bâtiments qui ne soient pas arides et moches”.
L’architecture post-moderniste du lieu reprend ainsi en béton préfabriqué des éléments du néo-classicisme du XVIIIe siècle (pilastres, colonnes doriques, frontons triangulaires…), ses coursives portent les noms d’architectes royaux.
Visibles à des kilomètres à la ronde, les Abraxas présentent l’aspect hostile d’une forteresse close, d’où leur surnom d‘”Alcatraz”.
Une utopie délabrée
Mais une fois dedans, on découvre une cité constituée de trois bâtiments autour d’une place, qui matérialisent presque exactement la répartition des 600 appartements: deux tiers en logement social, un tiers en propriété privée.
Aux locataires de logements sociaux : le Palacio, massif bunker de 18 étages où l’on passe d’une cage d’ascenseur à l’autre par un labyrinthe de coursives et passerelles extérieures, et l’Arche, arc de triomphe aménagé en appartements. Aux propriétaires : l’élégante structure en demi-cercle du Théâtre.
Deux mondes qui se regardent en chiens de faïence et se mélangent peu. “En tant qu’habitants, on dit toujours qu’il y a les riches au Théâtre et les pauvres au Palacio. Au Théâtre, des fois vous ne savez même pas ce qu’il se passe au Palacio”, résume Mareme Fall, locataire depuis 19 ans et figure incontournable des Abraxas.
Au pied du Palacio, les locaux où Bofill imaginait des commerces sont à l’abandon et condamnés pour éviter les squats. Dans les parties communes, des faux plafonds éventrés témoignent de recherches de caches de drogues par la police. Plusieurs ascenseurs sont en panne, les façades ocres suintent d’humidité.
Quand il y avait de la moquette rouge et un miroir dans l’ascenseur
Une déliquescence loin de la cité moderne et fonctionnelle qu’a découverte Samir Rouab à son arrivée au Palacio en 1989, à 15 ans, dans les bagages de sa mère qui cumulait deux emplois.
“Dans l’ascenseur, il y avait un grand miroir, une rambarde et de la moquette rouge. Il y avait quatre gardiens disponibles tous les jours, par téléphone ou à la loge. Et les personnes qui faisaient l’entretien venaient quotidiennement”, se souvient avec amertume ce guide touristique de 48 ans.
Progressivement, décrivent les habitants, l’attribution des logements sociaux entraîne un changement de population au Palacio, et le relatif mélange des débuts disparaît. “Ça a commencé à dérailler un peu. Les catégories moyennes quittaient l’immeuble et on a ramené des familles en grande difficulté. Petit à petit, c’est devenu un quartier difficile, pour ne pas dire ghetto”, pose Michel Pajon, maire PS de Noisy-le-Grand de 1995 à 2015.
L’insécurité apparaît. Si les violentes guerres de bandes qui secouaient le quartier dans les années 2000 ne sont plus d’actualité, le trafic de cannabis s’y implante, profitant de l’architecture alambiquée.
En parallèle, les bailleurs réduisent les coûts. Les murs se dégradent, les gardiens se raréfient. Les agents de nettoyage ne passent plus qu’une fois par semaine.
Jugeant les Abraxas au-delà du point de non-retour, la municipalité socialiste les délaisse et veut les raser pour construire un palais des congrès. Mais une négociation va changer la donne.
Réhabiliter : un pari politique
À l’élection municipale de 2015, l’opposition de droite s’engage à réhabiliter la cité en échange des votes du Palacio, rapporte Mareme Fall, aujourd’hui déléguée aux quartiers prioritaires pour la maire LR Brigitte Marsigny.
Pari gagnant. Au lieu de s’abstenir, les Abraxas se rendent massivement aux urnes et Michel Pajon est battu de… 33 voix.
La nouvelle majorité réinvestit alors les Abraxas, auxquelles la figuration en 2015 dans l’un des blockbusters “Hunger Games” donne un nouvel élan de notoriété.
“Notre politique est de mettre en valeur cet espace, de lui amener ce qui lui manque : des espaces verts autour, une animation socio-culturelle, l’accompagner dans un nouveau quartier”, indique à l’AFP le maire-adjoint à l’habitat, Pascal Laguilly.
Un city-stade et un parc pour enfants apparaissent. Des événements festifs, comme une fête costumée d’Halloween, réunissent régulièrement des centaines d’habitants. Un nouveau quartier de 600 logements, Les jardins d’Abraxas, également dessiné par Ricardo Bofill, est en germe à côté.
Dans le Palacio, un centre socio-culturel a ouvert ses portes en 2021. “Il n’y avait aucune activité pour les gamins, maintenant il n’y a que ça”, salue Samir Rouab, “quand il n’y a pas école, il y a plein de sorties pour les enfants. Quand c’est l’été, des départs à la mer, etc.”.
Reste à réhabiliter et à rénover le site initial. Une étape prévue en partie dans le cadre de la réhabilitation des copropriétés dégradées.
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