Huit des neuf maires de l’intercommunalité Est Ensemble ont présenté ce mercredi matin un rapport sur les inégalités en Seine-Saint-Denis. Police, justice, éducation, santé… Ils dénoncent un désengagement de l’État alors même que le département, le plus pauvre de France métropolitaine, est de plus en plus peuplé. Ils réclament aussi plus de transparence sur les chiffres.
“Trahison“, “injustice“, “rupture du pacte républicain“, “abandon“… Leurs mots ne sont pas assez forts pour dénoncer le traitement réservé à la Seine-Saint-Denis par rapport à d’autres territoires du pays. Pour confronter les sentiments à la réalité, huit des neufs maires d’Est Ensemble ont décidé de rédiger un rapport chiffré.
À l’initiative : Patrice Bessac, le président de l’intercommunalité et maire (PCF) de Montreuil, Tony di Martino, maire (PS) de Bagnolet, Abdel Sadi, maire (PCF) de Bobigny, Laurent Baron, maire (PS) du Pré-Saint-Gervais, Lionel Benharous, maire (PS) des Lilas, Olivier Sarrabeyrouse, maire (PCF) de Noisy-le-Sec, Bertrand Kern, maire (PS) de Pantin et François Dechy, maire (DVG) de Romainville. Huit maires de gauche donc. Seul absent, le maire (LR) de Bondy. “Stephen Hervé ne prend pas part traditionnellement à ce type d’initiative, mais il souscrit pleinement au constat. Nous aurions bien voulu qu’il soit là“, commente Patrice Bessac.
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“Une petite musique a été répétée avec l’idée que l’on déverse un pognon de dingue sur la Seine-Saint-Denis”
À l’origine, c’est un débat au sein du conseil territorial qui a conduit à la réalisation de ce rapport, “après les événements consécutifs à la mort de Nahel [ndlr, en juin 2023]”, relate le président d’Est Ensemble. “Dans le débat public, une petite musique a été répétée avec l’idée que l’on déverse un pognon de dingue sur la Seine-Saint-Denis et que ça n’a pas d’effet. Nous avons voulu dire ce que nous vivons, avec les chiffres de ce que fait l’État en matière de services publics. Il y a les Jeux olympiques et un investissement important et nécessaire qui est fait à cette occasion, mais, les enfants ne vont pas à l’école dans des stades.”
Une proposition de loi sur la transparence des services publics
Sur le fond, l’exercice n’est pas nouveau : il s’inscrit dans la continuité des rapports des députés François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo de 2018 et des députés Christine Decodts et Stéphane Peu de 2023. Premier constat, les données compilées par l’Observatoire du territoire d’Est Ensemble créé en juillet 2022 sont parcellaires. Parmi les sources, on retrouve ainsi le dernier rapport parlementaire, des institutions comme l’Insee, la Cour des comptes, l’Observatoire régional de santé, la Caisse des allocations familiales (CAF) et des articles de presse. “On a été confrontés à un problème d’accès aux données. En réalité, il y a la transparence à peu près sur tout sauf sur le principal”, regrette Patrice Bessac. “En publiant ce rapport, dont c’est la première édition, nous allons nous acharner. Nous allons publier chaque année un rapport dont nous espérons qu’il va être les moyens et les leviers que l’État s’appliquera à lui-même une transparence sur ses missions fondamentales“, précise-t-il, annonçant avoir engagé un travail de concertation avec d’autres maires pour porter une proposition de loi sur la transparence des services publics.
6 semaines d’attente pour avoir une réponse de la CAF 93, contre 2 semaines en Val-de-Marne
Malgré ses lacunes, le rapport tend à confirmer la photographie d’une Seine-Saint-Denis en décalage par rapport au reste de l’Ile-de-France, voire de la France, dans tous les domaines relevant des missions régaliennes de l’État.
Au volet éducation, les élèves du département ont ainsi perdu 15% d’heures de cours en 2022, en raison du non-remplacement des enseignants absents, contre une moyenne nationale de 10%. 13,7% des effectifs d’enseignants y sont des contractuels contre 7,7% en Seine-et-Marne. En matière de sécurité, la Seine-Saint-Denis compte 34 policiers pour 10 000 habitants, contre 44 dans les Hauts-de-Seine (en 2019). Côté justice, le rapport relève “un sous-effectif chronique” du nombre de fonctionnaires au tribunal de Bobigny, deuxième juridiction de France, avec 58 magistrats du parquet en 2023, chiffre comparé à la norme de 186 du Conseil de l’Europe. Une réalité qui se traduit pas un taux de poursuite de 30% en Seine-Saint-Denis, contre 50% au plan national. S’agissant de la santé, il faut (en 2023) un temps d’attente de 250 minutes en moyenne aux urgences de l’hôpital Avicenne, contre 195 à la Pitié Salpétrière. De même, il faut six semaines d’attente pour avoir une réponse la caisse des allocations familiales contre 2 semaines dans le Val-de-Marne ou 2,5 semaines à Paris.
“Certains sont plus égaux que d’autres“
“Dans le fond, ce rapport montre que certains sont plus égaux que d’autres. Nous ne nous plaignons pas. Nous portons plainte contre une situation dans laquelle nos concitoyens ne sont pas traités à l’égal des autres concitoyens“, pointe Patrice Bessac. “Depuis que je suis élu et même avant, je voulais exclure le concept d’égalité des chances pour parler d’égalités des droits. Naître et vivre en Seine-Saint-Denis est une chance, mais il y a une rupture républicaine. Et nous devons réclamer les droits qui sont bafoués”, remarque, quant à lui, Olivier Sarrabeyrouse.
“On devrait faire de notre jeunesse un atout”
Pour autant, le maire de Noisy-le-Sec rappelle qu’un “plan d’urgence” avait déjà été obtenu en 1998. “Nous avions gagné 3 000 postes après une longue lutte des parents, des enseignants et des élèves. Ces 3 000 postes ont été regrattés dans les années qui ont suivi. Le risque, c’est un délitement et un transfert des compétences“, prévient-il.
“Cette situation que l’on dénonce aujourd’hui collectivement, on la dénonce déjà individuellement depuis des années. Ça nous permet de nous sentir moins seuls. Il est temps de réagir“, souffle Lionel Benharous qui alerte sur la fermeture possible, aux Lilas, de quatre classes supplémentaires l’année prochaine. “Si c’est le cas, en quatre ans, on aura fermé huit classes. C’est 10% des classes de ma commune. La réalité, c’est qu’on jette dans les bras du privé ou de l’évitement scolaire, les familles de Seine-Saint-Denis, parce qu’on ne donne plus les moyens à l’école publique de fonctionner correctement. C’est inacceptable. On est dans le département le plus jeune de France. On devrait faire de notre jeunesse un atout. L’État fait tout le contraire“, regrette l’édile.
Même constat, pour Laurent Baron au Pré-Saint-Gervais. “La puissance publique investit 21% de plus sur Paris que sur la Seine-Saint-Denis. À force d’entendre ces chiffres, plus personne ne regarde la réalité qui est hyper violente. Aujourd’hui, notre inquiétude est de voir soit des mutations, soit des départs en retraite parce que l’on sait qu’ils ne seront pas remplacés. Ça pose de vraies difficultés, en tout cas sur la manière dont on doit gérer les choses“, explique-t-il. “Au Pré-Saint-Gervais, 22 millions d’euros ont été investis pour 1 500 élèves durant le précédent mandat. C’est une somme colossale par rapport au budget de la ville, et c’est bien plus que ce que l’on devrait faire“, ajoute-t-il.
“Qu’est-ce que l’on dit à nos gamins qui n’ont pas conscience qu’ils ont une année scolaire en moins par rapport à d’autres Français ?”
“Ce qui est dramatique, c’est l’intériorisation. Personne n’a conscience dans nos quartiers de ces inégalités. Qu’est-ce que l’on dit à nos gamins qui n’ont pas conscience qu’ils ont une année scolaire en moins par rapport à d’autres Français. Pour eux, il y a une banalisation de ces inégalités que l’on ne caractérise pas. La réalité, c’est que les moyens ne sont pas à la hauteur“, rebondit François Dechy. Le maire de Romainville doit construire un groupe scolaire. “Je dois engager 18 millions d’euros, c’est 20 à 25% de mes capacités d’investissements dans les cinq prochaines années. Je n’ai aucune visibilité sur le taux de subventionnement de l’État. En province, je serais assuré d’avoir entre 80 et 90%“, affirme-t-il.
“Plus la police nationale se désengage, plus les effectifs de police municipale augmentent pour des coûts faramineux”
La sécurité est un autre sujet brûlant du sentiment d’abandon exprimé par ces maires. “On fait ce qu’on peut pour compenser, mais on ne peut plus. Nos budgets sont exsangues. Plus la police nationale se désengage, plus les effectifs de police municipale augmentent pour des coûts faramineux pour nos collectivités“, poursuit François Dechy qui relate l’enjeu de la relocalisation du commissariat des Lilas (commun aux villes des Lilas, Romainville, Bagnolet et du Pré-Saint-Gervais). “C’est le plus indigne de Seine-Saint-Denis. On a travaillé ensemble pour le relocaliser. Nous avons trouvé un foncier. Mais l’État nous fait les poches pour ce qui relève d’une politique régalienne : maintenant, il faudrait que l’on co-finance ce commissariat“, s’insurge-t-il.
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Dans ce même commissariat, “ce sont les services municipaux qui ont construit une cloison pour permettre que l’on soit à l’abri du regard de ceux contre qui on dépose plainte“, ajoute pour sa part Lionel Benharous. À ses côtés, Tony di Martino déplore n’avoir toujours aucune date pour la réouverture de l’antenne bagnoletaise du commissariat, incendié le premier jour des émeutes en juin dernier.
“C’est le pacte fondateur de la République qui est en cause“, résume Bertrand Kern, maire de Pantin depuis plus de vingt ans. “En 2002, le commissariat de Pantin qui est d’ailleurs logé dans un bâtiment municipal, comptait entre 135 et 140 policiers nationaux, pour une population de 49 900 habitants. Aujourd’hui, nous en avons entre 115 et 120 pour 69 900 habitants. Les citoyens n’ont plus de raison d’appeler la police“, constate-t-il. “J’ai créé une police municipale en 2015. Aujourd’hui, ils sont 20 [policiers municipaux], ça coûte cher. Dans le même temps, entre 2011 et 2024, la dotation globale de la ville est passée d’un peu plus de 11 millions d’euros à 400 000 euros. J’ai l’impression que si l’État avait fait son boulot, et nous avait laissés tranquilles en ne nous piquant pas nos dotations, et s’il nous avait laissé développer nos villes dans le respect de la décentralisation, nous irions bien mieux aujourd’hui“, lance-t-il.
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“On nous demande de construire des logements sociaux, là où la population augmente, mais où les équipements publics ne suivent pas”
Dénonçant un désengagement de l’État, les élus listent les conséquences dans leurs politiques publiques. “À Bobigny, nous avons augmenté la taxe foncière, et on ne recommencera pas. Cette rencontre est importante parce qu’elle nous permet aussi de dire aux services de l’État que c’est ici en Seine-Saint-Denis qu’il faut investir, là où l’on nous demande de construire des logements sociaux, là où la population augmente, mais où les équipements publics ne suivent pas“, défend Abdel Sadi.
“Nous sommes sous perfusion, et donc l’État nous prive de certains choix“, observe Olivier Sarrabeyrouse. “Le choix que nous avons tous fait ici à des temps différents, c’est d’augmenter la taxe foncière, puisque c’est la seule dynamique qui nous reste, mais au détriment d’une frange de la population. Nous sommes donc confrontés à des choix draconiens. Pour ma part, je me demande ce que je vais devoir supprimer comme politique publique. Pourtant, il n’y a rien de superflu, comme la PMI [ndlr, protection maternelle et infantile] municipale qui sort, certes de notre champ de compétence, mais dont on a besoin. La culture est essentielle. Je rappelle qu’on est au service d’une population installée dans des territoires se paupérisent, et que nous devons faire face aussi à un phénomène de gentrification. Nous devons répondre aux exigences justes des uns et des autres“, estime-t-il.
“Il y a un point sur lequel on est plus favorisé que les autres, c’est le nombre de visites ministérielles !”
“Est-ce que la Seine-Saint-Denis est le département qui est dans les plus grandes difficultés ou dans une situation d’inégalité ?”, interroge Patrice Bessac. “On ne peut pas l’affirmer formellement,et c’est une partie du problème. C’est l’absence de transparence qui conduit à une suspicion de clientélisme territorial de la part de l’État, c’est-à-dire d’attribution à la tête du client“, avance-t-il. “Il y a un point sur lequel on est plus favorisé que les autres, c’est le nombre de visites ministérielles. Moins de déplacements ! faites de votre job !“, s’emporte Patrice Bessac. “L’État fonctionne selon un principe de répartition inversée : on prend aux pauvres pour donner aux plus riches. La population de Seine-Saint-Denis paye pour la population de Nice comme l’a démontré un rapport parlementaire. Les gens réclament dans notre département beaucoup moins leurs droits sociaux que la moyenne nationale et travaillent beaucoup plus que, par exemple, celui des Alpes-Maritimes. Ce rapport sur les inégalités, c’est aussi un rappel à la réalité“, considère le président d’Est Ensemble qui dénonce une “fiscalité malthusienne“.
Complaintes et doléances :
. à gauche, des maires du 93 plaident leur cause (cet article)
. mais, à gauche aussi, des élus locaux de province (et pas de métropole régionale) se font de plus en plus entendre, témoins deux articles récents du Monde :
« Un fossé dangereux se creuse entre une gauche des métropoles et celle, dans nos campagnes, qui doit rattraper une colère populaire qui lui échappe » (Tribune 22.08.2024)
« Entre la gauche et les campagnes, une histoire contrariée » (24.02.2024)
Alors, sans doute chacun connait-il sa situation mieux que celle de l’autre groupe, mais dans une France mosaïque de chacun pour soi, on est mal partis.
Sauf les “winners” (gagnants) habituels, bien entendu.
Mr le Maire de Pantin fait une erreur grossière sur les données financières de sa ville qui reçoit 4.347.334 € de DGF et non 400.000 €.
Pourquoi toujours accuser l’Etat?
Les élus locaux du 93 et en particulier les maires de gauche qui se sont succèdés sont responsables de la situation de ce département en n’assurant pas de mixité sociale voulant attirer des populations plus pauvres pensant que celles-ci leur permettraient de conserver leurs postes. Dans la réalité, c’est l’abstention qui l’emporte quand ce n’est pas le vote RN
Tout ce qui va bien, c’est grâce aux maires. Tout ce qui va mal, c’est la faute à l’État. Cherchez l’erreur !
On peut aussi prendre les rapports de la Cour des comptes sur le 93 et la gestion de ses villes. Des idées pour demain ?
Le “département le plus pauvre de France métropolitaine” a quand même, en 2022, un budget de 1,8 milliard € (en fonctionnement, soit 1100 € par habitant) et près de 500 000 € (en investissement) , dans les deux cas voisin de la moyenne.
Un département riche d’impôts (sur les entreprises) donc, même s’il attire les pauvres – pourquoi ? Accumuler tous les pauvres au même endroit n’est pas l’avenir.
Investissement 2022 : 500 millions € !
(désolé pour l’erreur)
Bizarrement ils ne se demandent pas pourquoi les profs et les policiers fuient le 93.
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