Alors que les Studios de Bry se préparent à un nouvel agrandissement après une longue période d’incertitude, l’histoire du cinéma français s’est ancrée à quelques kilomètres à peine, sur les bords de Marne. Dans les années 1920-1930, les studios de Joinville et de Saint-Maurice constituaient le pôle de production cinématographique le plus important du pays. Rembobinage.
Avant même les débuts du cinéma, c’est l’industrie photographique qui prend place à proximité de la rivière, à Joinville, avec l’usine Joucla. D’abord créée à Nogent-sur-Marne en 1882, la fabrique s’installe dans le quartier de Polangis dès 1901, en partie en place de l’actuel groupe scolaire Jules Ferry (à quelques centaines de mètres de la Marne). S’y fabriquent des plaques, pellicules, papiers et appareils photographiques, dont le fameux Sinox. “40 000 plaques par jour sortaient de cette usine. Occupant jusqu’à 600 ouvriers, la société est établie sur un immense terrain de 20 000 m2, dont 4 000 sont couverts”, rapporte Michel Riousset, président de l’Association pour la sauvegarde de l’environnement de Polangis (Asep), dans son histoire de ce quartier. L’entreprise, reprise ensuite par les frères Lumière, poursuivra son activité jusqu’en 1966.
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une série d’articles sur la Marne, réalisés avec le soutien de Val-de-Marne Tourisme et Loisirs, qui propose des croisières thématiques sur la Marne durant toute la belle saison. Voir le programme complet
Une croisière est notamment consacrée à l’histoire du cinéma des bords de Marne, des studios aux tournages, en compagnie de Juliette Dubois, fondatrice du guide Ciné-balades, qui propose des visites sur les traces de lieux de tournage emblématiques. D’autres croisières proposent une balade gourmande avec petit déjeuner à bord, une découverte du patrimoine architectural et culturel, des villas de villégiature aux guinguettes, ou encore une plongée à la Belle Époque. Les croisières sont illustrées de projections de documents et d’archives.
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En 1906, à quelques centaines de mètres de l’usine de photo, les frères Charles et Emile Pathé installent une usine de traitement de films et coloriage, en complément de leur usine de fabrication de pellicules de Vincennes. L’enjeu : produire les pellicules sur place pour éviter de dépendre l’américain Eastman. La proximité immédiate de la Marne permet de garantir l’accès à l’eau en cas d’incendie, les films constituant un matériau particulièrement inflammable.
Le film d’archive Gaumont-Pathé en lien donne à voir à la vie à l’usine.
Pendant la Première Guerre mondiale, l’usine sera reconvertie pour contribuer à l’armement, fabriquant des fusées d’obus ou encore des lunettes en rhodoïd pour équiper les masques à gaz.
Les premiers studios de cinéma électrifiés de France
C’est à côté de cette usine que virent le jour les Studios de cinéma de Joinville, vers 1910. Une installation qui s’inscrit aussi dans l’ancrage est-parisien de plusieurs studios historiques. Le pionnier du cinéma Georges Mélies a ouvert un premier studio à Montreuil dès 1897. Charles Pathé y fait aussi construire des studios, en complément de ceux de Vincennes. Sans oublier Ladislas Starevitch à Fontenay-sous-Bois, parmi les pionniers du cinéma d’animation.
À Joinville, c’est Joseph Lewinsky, un loueur de meubles pour le spectacle, qui habitait par ailleurs dans le quartier Polangis, qui ouvre d’abord un garde-meubles, sur un terrain voisin de l’usine Pathé, qu’il transforme ensuite en modeste studio de tournage. “Au début ce plateau était éclairé par le jour, plus tard, Levinsky y installa la lumière électrique et ainsi, jusqu’en 1921, le studio Levinsky était le premier studio « obscur » de France”, détaille René Dennilauler, ancien élu joinvillais, dans son blog encyclopédique sur l’histoire de la ville. Ce premier studio électrifié permet de tourner à toute heure. Une petite révolution qui va rapidement conférer de la notoriété au studio, où seront notamment tournés plusieurs films avec Louis Feuillade, acteur-réalisateur très connu au début du 20e siècle. Joseph Lewinsky revend ce premier studio “à Pathé-Cinéma en 1924, qui en confie l’exploitation à Ciné-Romans”, précise Benoit Willot, également ancien élu joinvillais, sur son blog.
Très vite, ce n’est plus un, mais sept studios qui voient le jour, d’une centaine de m2 à plus de 800 m2. De quoi permettre une production industrielle. Jusqu’à 40% des films français y sont tournés durant plusieurs années dont des films emblématiques comme Les Enfants du paradis, La Belle équipe, Drôle de drame, Quai des brumes, La Règle du jeu… Jean Renoir, Marcel Carné, Jacques Prévert, Marcel L’Herbier et encore Jean Duvivier s’y croisent. Le courant artistique du réalisme poétique y installe ses décors de rues parisiennes. À côté, sont installés des ateliers de préparation et stockage des décors et des costumes. L’ensemble du site s’étend sur 16 000 m2, entre l’avenue Gallieni et l’Avenue Joyeuse.
Cinq des sept studios disposent même d’une piscine. L’une d’elle, d’une superficie de 1 200m2 (et d’une capacité de 380 000 litres), disposait de 10 baies vitrées aménagées dans les parois pour permettre les prises de vue. Voir ci-dessous, une photo extraite du film promotionnel très complet tourné en 1929, “Une cité cinématographique moderne” – à visionner sur la page Facebook de l’Association de Sauvegarde du Patrimoine 1900- 1950 , (Archives Gaumont-Pathé)
“Un autre studio était équipé d’une glace de 4×6 mètres pour la réalisation de scènes par transparence. Les différents studios étaient groupés de telle sorte qu’ils communiquent entre eux, ce qui assure toutes les possibilités de la production. De plus ils étaient tous insonorisés des bruits extérieurs selon la technique américaine. Les très grands décors pouvaient être construits soit sur un terrain situé à proximité des studios (la future avenue Hugedé) soit à quelques centaines de mètres (terrain de l’actuel stade municipal). Enfin, une sous-station d’électricité pouvait fournir jusqu’à 25 000 ampères pour alimenter les 620 unités à arc et à incandescence. Le site comportait également de nombreux ateliers de peinture, de staff, de décors, de maquettes, de menuiserie, de mécanique, et de costumes”, détaille René Dennilauler. À la fin des années 1920, les Studios de Joinville sont les plus importants de France.
“Chaque studio constitue une unité de production autonome avec loges, bureaux de production, laboratoire et salle de projection attenants, permettant à six équipes de tourner simultanément sans se gêner le moindrement. Les loges de vedettes, au nombre d’une soixantaine en tout, ont fait l’objet de toutes les attentions et suscitent l’admiration. Équipées de salle de bain et d’un divan pour les plus luxueuses, elles disposent toutes d’un lavabo avec eau chaude, d’une armoire fermant à clé, de miroirs et d’un fauteuil”, explique encore Morgan Lefeuvre, dans sa thèse sur l’histoire des studios de cinéma, de l’avènement du parlant à la Seconde Guerre mondiale.
Le magasin de meubles est à la hauteur. “Réparti sur cinq étages pour une surface de 3 000 m2, il est décrit comme une véritable caverne d’Ali Baba permettant aux metteurs en scènes et décorateurs de disposer à tout instant de pièces de mobilier de tous les styles et de toutes les époques”, indique Morgan Lefeuvre. Tout comme celui des costumes, où l’on trouve, entre autres, “20 000 uniformes de tous les styles”.
La Belle équipe : les bords de Marne populaires des années 1930
Parmi les films réalisés aux Studios de Joinville, La Belle équipe, de Jean Duvivier, a également été tourné largement en extérieur, sur les bords de la rivière et les îles de la Marne, de Chennevière à Nogent. Particularité de ce film de Jean Duvivier sorti en pleine période du Front Populaire, et qui retrace l’aventure d’une bande de copains ouvriers au chômage qui veulent monter une guinguette après avoir gagné au loto, la dernière scène a été tournée une seconde fois pour transformer la fin dramatique en happy end. Parmi les acteurs, Charles Vanel disposait par ailleurs d’une résidence sur l’Ile aux loups.
Les studios de Saint-Maurice : Hollywood sur Marne
En se laissant porter par la Marne pendant quelques centaines de mètres, on approche de Saint-Maurice, située sur l’autre rive. C’est là, au 7 rue des Réservoirs, à l’emplacement des actuels immeubles Panoramis, qu’un premier studio de 300 m2 est créé en 1913, assorti de 8 petites loges, détaille Morgan Lefeuvre dans sa thèse. Les studios s’agrandissent peu à peu, rachetés par Gaumont puis la Paramount en 1929. La société de production américaine y aménage six plateaux et tourne des films en versions multiples, alors que débute l’ère du cinéma parlant. “En moins de trois ans, pas moins de trois cents films sortiront de cette véritable usine de production cinématographique, dont le style résolument hollywoodien tranche avec la modestie et la tranquillité de ce petit studio des bords de Marne”, développe Morgan Lefeuvre. Il s’agit à la fois de versions françaises et de multiples autres langues, tournées avec des acteurs locaux, de films initialement créés aux États-Unis (avant l’apparition du doublage), mais aussi de créations locales. Les studios de Saint-Maurice incarnent alors l’esprit d’Hollywood, polyglotte, en bord de Marne. Stars internationales et techniciens du cinéma s’y pressent. À partir de 1933, la Paramount cesse néanmoins de tourner sur place, et louera ses studios à des productions extérieures.
Parmi les premiers films tournés à Saint-Maurice, le Marius de Marcel Pagnol, réalisé par Alexander Korda, en 1931. Les scènes d’intérieur, notamment du bar de Marine, ont été tournées à Saint-Maurice. Y ont aussi été tournés Les Visiteurs du soir de Marcel Carné (1942), La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946), Les Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot (1955), La Traversée de Paris (1956)… Parmi les derniers films : La Folie des grandeurs de Gérard Oury (1971). En 1971, un incendie ravage les studios. Ils seront remplacés quelques années plus tard par l’ensemble singulier Panoramis (voir ci-dessous), qui se déroule… comme une pellicule.
Un impact local important
Pour ce territoire des bords de Marne, l’impact de l’industrie cinématographique a été significatif. “En 1931, la commune de Joinville-le-Pont compte 13 425 habitants et celle de Saint-Maurice 11 445. Les studios Pathé et Paramount qui comptabilisent à eux deux environ 500 travailleurs réguliers, sont donc des entreprises qui pèsent d’un point de vue démographique et dont l’implantation compte dans le paysage économique local. Si l’on ajoute le fait que l’usine Pathé du quai Hector Bisson emploie au début des années 1930 plusieurs centaines d’ouvriers, et que les studios sont fréquentés par de nombreux ouvriers et figurants appelés ponctuellement en renfort lors des grandes productions, on constate que plus de 1000 personnes travaillent régulièrement dans le secteur du cinéma dans un périmètre extrêmement réduit (les usines Pathé sont situées à quelques dizaines de mètres des studios. Quant aux studios de Saint-Maurice, ils sont juste de l’autre côté de la Marne, à quelques centaines de mètres des usines). Cette industrie cinématographique est d’autant plus visible que les communes de Saint-Maurice et Joinville-le-Pont sont, à cette époque, peu industrialisées et avant tout prisées pour leur tranquillité et l’attrait des bords de Marne. Connue pour ses guinguettes, ses baignades sur la Marne, son club d’aviron et son école normale militaire de gymnastique (le célèbre Bataillon de Joinville), Joinville-le-Pont est surtout un espace récréatif et résidentiel. Installée dès le début du siècle (l’usine du quai Hector Bisson est construite en 1906) l’industrie cinématographique s’est donc développée en même temps que la commune et constitue, au début des années 1930, une composante essentielle de son identité”, expose Morgan Lefeuvre.
Sur chaque rive de la Marne : deux studios rivaux
Situés à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, de chaque côté de la Marne, les studios de Saint-Maurice et de Joinville furent inévitablement en concurrence. “Une rivalité s’instaura entre « ceux d’en haut» , les américains de la Paramount et « ceux d’en bas» de Pathé.C ar si « en bas » on tournait à la belle franquette (comme Jules Berri qui, avec son équipe, était plus souvent au restaurant de l’hippodrome du Tremblay qu’au studio d’en bas), les « américains » mettaient les bouchées doubles. Rien qu’en 1934 Paramount réalisa 25 longs métrages, bien sûr avec des scénarios un peu légers ! De plus ils étaient tournés en 14 langues. Ceux d’en bas disaient de ceux d’en-haut qu’ils travaillaient dans un champ de navets et non dans un studio ! dixit André Daven. On tournait en douze jours maximum des versions françaises, suédoises, italiennes, espagnoles, portugaises, tchèque, danoise, hongroise, roumaine, yougoslave, polonaise, norvégienne, russe en se collant à l’original en général américain. (…) Mais la Paramount s’était également offert le luxe de tourner de grands films français tels « Marius » d’Alexandre Korda (d’après Marcel Pagnol) et le « Maitre des Forges » d’Abel Gance”, explique René Dennilauler.
Un âge d’or qui s’achève pour Paramount à partir de 1934, dans le sillon de la crise économique mondiale et de la technique du doublage, qui l’ampute d’une partie de son modèle économique. Paramount cesse de produire des films à Saint-Maurice dès 1933, et loue alors les studios à d’autres producteurs. Les studios de Joinville, eux, changent plusieurs fois de main. D’abord exploités par Cinéromans, ils sont repris par Bernard Natan, entrepreneur visionnaire du cinéma qui reconstitue l’empire Pathé à partir de 1929, reprenant studios, salles de cinéma, production et lui donne une nouvelle impulsion, modernisatrice. Après une forte période d’expansion au début des années 1930, il se retrouve néanmoins en difficultés financières, en même temps qu’il fait l’objet de violentes campagnes antisémites. La société Pathé-Natan est déclarée en faillite en 1935, bien que continuant à fonctionner. Bernard Natan meurt en déportation à Auschwitz en 1942 et il faudra attendre le 21e siècle pour qu’il soit réhabilité, grâce à ses petites filles. En février 1940, en pleine Seconde Guerre mondiale, un incendie détruit toutefois 6 des 7 studios de Joinville. Ne reste plus que le D, celui de la fameuse piscine vitrée. Mais il est reconstruit rapidement pour tourner de nouveau.
La fin des studios de Joinville et Saint-Maurice
Pathé renait sous le nom de Société Nouvelle Pathé Cinéma en 1943, et s’associera avec Gaumont, après-guerre, en 1947, pour créer une filiale commune, Franstudio, qui exploite les studios de Joinville, de Saint-Maurice et de Francoeur (Paris). Mais, l’après-guerre ne permet pas aux studios des bords de Marne de retrouver leur aura d’antan, d’autant que de plus en plus de réalisateurs privilégient les tournages en extérieur, notamment les artistes de la Nouvelle Vague. En parallèle, la pression foncière gagne la proche banlieue, bientôt à portée de RER. Après la fermeture des Studios de Saint-Maurice en 1971, ceux de Joinville se réduisent progressivement, le dernier étant exploité par la Société française de production (ex-entreprise publique née du démantèlement de l’ORTF). La SFP quitte définitivement Joinville en fin de bail en 1987, pour remonter le courant de la Marne. Direction Bry, où la SFP vient de faire construire des studios neufs. À Joinville, une partie des bâtiments reste néanmoins toujours debout, bien visible depuis la rivière. Parmi les entreprises qui y ont leurs bureaux, Hiventy perpétue la tradition du cinéma, avec son laboratoire photochimique.
Bry-sur-Marne : le renouveau des studios de cinéma sur les hauteurs de la Marne
Dans les hauteurs de Bry-sur-Marne, le cinéma continue de tracer sa route, dans les nouveaux studios, installés en face de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), temple des archives de télévision et de cinéma. S’y sont succédé réalisateurs comme Jean Yanne, Eric Rochant, Jean-Pierre Jeunet, Cédrir Klapish, Luc Besson, Jean-Pierre Mocky, Justine Triet, Riad Sattouf, Guillaume Canet (le dernier Astérix), Francis Lawrence (Hunger Games), Albert Dupontel… Les studios de Bry accueillent à la fois huit studios intérieurs, qui disposent d’ateliers attenants pour confectionner les décors, et d’un backlot (espace de tournage extérieur).
Au tournant du 21e siècle toutefois, le vaste terrain des studios de Bry est à son tour rattrapé par la pression foncière. La SFP ayant été rachetée par le groupe EuroMedia qui a également investi dans une nouvelle Cité du du cinéma en Seine-Saint-Denis, les Studios de Bry sont revendus à un promoteur. Après plusieurs années de bras de fer entre les usagers des studios, notamment les décorateurs qui apprécient tout particulièrement la praticité de ses infrastructures, la ville, et le promoteur propriétaire, les studios sont revendus à un fonds d’investissement qui développe actuellement un projet d’agrandissement-modernisation des studios. Les tournages, de films comme de séries, ont donc encore de beaux jours devant eux à Bry-sur-Marne, prochainement à portée du métro Grand Paris Express.
Concernant l’histoire des studios de Bry, lire nos articles détaillés :
Logements, plateaux de tournage, data center : le nouveau projet des Studios de Bry en images
Val-de-Marne : comment l’alchimie autour des Studios de Bry a survécu aux promoteurs
Plus près de la Marne encore, à Bry, un ancêtre lointain du cinéma, le Diorama de Louis Daguerre, est aussi toujours visible, conservé dans le chœur de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais.
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