Tomber sur une bergerie en plein milieu des tours de la Seine-Saint-Denis, c’est possible. Gilles Amar a installé ses chèvres et ses poules il y a 14 ans sur une friche en bordure de l’école maternelle Pêche d’Or, aux Malassis, un quartier prioritaire de la ville située tout en haut de Bagnolet. Rencontre.
Avec ses bottes de foins et ses cabanes en bois, la bergerie des Malassis forme un ilot de campagne en pleine ville depuis 2011. “Ici, c’est une ferme, mais c’est surtout un lieu de vie et de convivialité. Quand les gamins sortent de l’école, ils passent faire un tour. Beaucoup de parents emmènent leurs enfants. On est ouvert tous les jours au minimum pendant 4 heures“, explique Gilles Amar, le fondateur de l’association Sors de terre et de la bergerie.
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“L’idée de ferme-école n’est pas morte“
Derrière l’enclos, 14 chèvres vivent paisiblement au milieu des poules. C’est trois fois moins qu’avant la reconstruction de l’école maternelle Pêche d’or, dont l’ouverture est prévue à la rentrée 2025. Elle comptera alors dix classes contre cinq auparavant. Avec les travaux, la ferme a été contrainte de déménager à l’été 2022, de quelques dizaines de mètres, et, surtout, de rapetisser. “Avant, on avait 2 500 mètres carrés contre 478 actuellement, et 40 chèvres“, soupire le berger.
Le projet de la municipalité prévoit de réinstaller la structure sur son site d’origine, mais sur une surface plus réduite de 1 500 mètres carrés, et de créer un petit square. “Ce que l’on veut, c’est une vraie pérennité dans le quartier, avoir un plus grand terrain et être subventionné à hauteur de ce que l’on représente, ni plus ni moins. La municipalité y a tout intérêt. L’idée de ferme-école n’est pas morte : une école maternelle, une crèche et un centre-loisirs attenant à une ferme de quartier avec tous les bénéfices qu’il peut y avoir pour tout le monde“, souligne-t-il.
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“On s’est fait sur les friches de la rénovation urbaine, un peu comme les graffeurs qui ont squatté les anciennes usines“
Cette idée de “ferme-école”, Gilles Amar la défend depuis qu’il s’est installé dans une friche à côté de l’école, rue Raymond Lefebvre. À l’époque, il travaille déjà comme animateur pour la ville de Bagnolet depuis quelques années, après avoir suivi une formation agricole dans les Hautes-Pyrénées et terminé un master (ex-DEA) en ethnologie. Il crée en 2008 l’association Sors de terre qu’il développe avec trois élèves de l’école du paysage de Versailles. “J’avais créé un jardin, “le jardin au balcon”, en pied d’immeuble, derrière le groupe scolaire Henri Wallon. À la fête du jardin, j’ai ramené des chèvres que j’avais empruntées à une amie qui a une ferme sur le plateau de Saclay. On se tapait des délires. On a aussi fait un potager derrière un arrêt de bus, ce qui ne se faisait pas l’époque. Ce n’était ni médiatisé, ni politique. C’était juste fun“, se remémore-t-il.
En novembre 2011, la bergerie des Malassis est installée, sans l’accord de la mairie, mais sans opposition. “Tout le monde hallucine, c’était surréaliste. L’animal fait paysage. Tu pourrais mettre un troupeau de chèvres dans une décharge, les gens viendraient“, remarque Gilles Amar. Ce qui était une expérimentation devient un point de rencontre à Bagnolet, même si les détracteurs n’ont pas manqué. “C’était une époque, ça fait vieux con de dire ça, où il y avait plus de liberté, parce qu’il y avait plus d’espace. Aujourd’hui, comme il y en a radicalement moins, il y a moins de possibilités“, pointe Gilles Amar. “On s’est fait sur les friches de la rénovation urbaine, un peu comme les graffeurs qui ont squatté les anciennes usines, avant que le principe s’institutionnalise. Les Malassis, c’était plein de cités, sans grilles, avec des espaces verts et publics partout au pied des immeubles. On était encore dans l’utopie du logement social et collectif. En même temps, les collectivités ont commencé à avoir moins d’argent après la crise financière. Ça se voyait parce que les espaces verts commençaient à être moins entretenus. Ce sentiment de délaissement a été accentué par le début de la rénovation urbaine. Il y a donc un espace qui s’est ouvert pour une association comme la nôtre“, relate-t-il.
“On va se faire carotte par les légumes“
S’il récuse toute idée d’engagement militant, la bergerie de Sors de terre constitue en elle-même une critique en creux de la rénovation urbaine telle qu’elle est parfois conduite dans certains quartiers. “Avant l’Anru 1, la cité Blanqui c’était deux bâtiments de quatre étages, maintenant il y en a cinq de sept étages et on met des grilles partout pour “résidentialiser”. Il y avait pleins d’arbres, des terrains de boules fameux… Les chèvres pour nous, c’est un cheval de Troie. Là ou je peux passer avec, les gens aussi. Là où je peux les faire manger, les gamins peuvent jouer“, observe Gilles Amar qui n’est pas tendre non plus avec certaines conceptions de la nature en ville. “Je dis qu’on va se faire carotte par les légumes parce qu’il y a une agriculture urbaine qui participe de la privatisation du peu d’espace qu’il nous reste. Si les enfants n’ont pas le droit de jouer quelque part sous prétexte qu’on va écraser les légumes, c’est qu’il y a un problème. Les zones de productions doivent être situées sur les terres agricoles en zone péri-urbaines, sur le plateau de Saclay ou le triangle de Gonesse par exemple“, estime-t-il.
“On veut rester ou essayer de rester un objet sociologique et écologique non identifié“
Au quotidien, l’association Sors de terre réalise d’ailleurs des prestations de gestion d’espaces verts et d’ateliers pédagogiques à Bagnolet, dans le quartier des Courtillères à Pantin, pour le compte de l’office HLM de l’intercommunalité Est Ensemble Habitat, mais aussi de collèges du département. “Notre boulot, c’est de transformer des espaces, mais on associe à chaque fois les habitants ou les élèves. Bien sûr que le but est de favoriser la biodiversité, mais je propose de la gestion différenciée. Quand les terrains sont assez grands, je peux faire du pâturage, mais je passe aussi la tondeuse. On fabrique du mobilier en bois comme des tables, des bancs…”, détaille Gilles Amar.
“Pour moi, la bergerie des Malassis, c’est la branche jardinage-élevage du hip hop“
Sur place, un petit bar en bois signale aussi les activités festives de l’association, comme l’organisation de concerts certains week-end, avec une forte prédilection pour le rap. “Pour moi, la bergerie des Malassis, c’est la branche jardinage-élevage du hip hop“, remarque le berger en souriant. Son prochain projet est de créer une sorte de “café des idées” mêlant des ateliers pédagogiques, une ludothèque avec sa table de ping pong et ses jeux de société, et une bibliothèque qu’il a commencé à constituer. “On veut rester ou essayer de rester un objet sociologique et écologique non identifié.”
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