Avec son parler cash, Audrey Estrougo, la réalisatrice et scénariste, entre autres, de “Suprêmes”, “La Taularde” et “Toi, moi et les autres”, a raconté sans filtre son parcours aux élèves du lycée Georges Clémenceau de Villemomble. Un témoignage d’audace pour s’imposer dans un milieu qui ne l’attendait pas.
“C’est chelou d’être ici, c’est tout pareil, rien n’a bougé“, constate Audrey Estrougo. À 41 ans, la réalisatrice, qui a grandi à Neuilly-sur-Marne, regarde l’amphithéâtre de son ancien lycée de Villemomble se remplir. Face à elle, une centaine d’élèves prennent place : deux classes de 1ère et deux de Terminale, dont celle de Sophie Dumant, son ancienne professeure de sciences économiques et sociales qui l’a préparée au bac en 2002. C’est tout le concept de l’association Une artiste, une école qui renouvelle l’exercice partout en France depuis 2012. “Il y a tout de suite un lien qui peut se créer entre des artistes et les élèves des établissements où ils interviennent, parce qu’ils ont été à leur place. Certains gamins ne sont pas forcément heureux d’être là, et l’idée est qu’ils puissent s’identifier à eux. Ce sont des discours qui sont peu dans les oreilles“, explique Marie Barraco, qui organise le dispositif.
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“Je n’ai fait aucune école et ça ne m’a pas empêché de faire le métier que je voulais faire“
Pour désamorcer la rencontre, Audrey Estrougo se lance. “Je ne connaissais rien ni personne quand j’ai voulu faire du cinéma. Je vais peut-être vous dire quelque chose de complètement anti-productif, mais je n’ai fait aucune école et ça ne m’a empêché de faire le métier que je voulais faire“, confie-t-elle.
Au début hésitantes, les mains se lèvent et les questions fusent. C’est la réalité du métier qui intéresse au premier chef les élèves. “Combien de temps faut-il pour faire un film ?” “Est-ce que vous gagnez bien votre vie ?” “Quelle est votre journée type ?”
“Un film coûte très cher parce que ça comprend des salaires et des charges sociales. Pour un petit budget, on parle déjà de 2 millions d’euros. “L’amour ouf” [Gilles Lellouche, 2024], c’est 30 millions d’euros les gars, c’est un joueur de foot le film“, rétorque sans détours Audrey Estrougo. “Il faut beaucoup de personnes pour faire un film, il y a plein de corps de métiers, il y a la régie, les techniciens comme par exemple le costumier. Son rôle est hyper important. Il crée la psychologie d’un personnage par le vêtement. Il y a aussi le maquillage, la coiffure, l’électricité, la machinerie, la décoration, les accessoires. Il y a plein de postes finalement, avec plein d’opportunités d’évolution et de formation“, détaille-t-elle.
Audrey Estrougo n’esquive pas la question du salaire. “Pour avoir fait d’autres boulots dans ma vie, j’ai fait de la caisse par exemple, je connais le coût de l’argent. Je gagne bien ma vie. Après, si je te dis que je travaille de 6h du matin à 23h minimum, que j’ai deux semaines de vacances dans l’année, que j’ai peu de week-end de libres… en taux horaire, je ne gagne même pas un Smic parfois“, lâche-t-elle. Et lorsqu’elle tourne, pas question d’être malade : “sans réalisateur, il n’y a pas de film et c’est la catastrophe économique. Donc l’arrêt de travail, ça n’existe pas.” De quoi susciter la surprise de son auditoire.
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“On essaye de faire des films pour changer le monde“
On est loin des paillettes du festival de Cannes où a été présenté en 2021 Suprêmes, le film qui raconte les débuts du groupe de rap NTM. Celui dont Audrey Estrougo est le plus fière “pas parce qu’il a eu le plus de succès, mais parce que j’ai réussi à faire le film comme je le voulais“, commente-t-elle en se tournant vers Dani, élève de 1ère, qui lui demande : “Pourquoi avoir fait Suprêmes ?” “NTM c’est d’abord un peu la bande son de ma génération. Et j’ai trouvé intéressant qu’il y a 30 ans, on était dans la même merde qu’aujourd’hui, que rien n’a changé pour la jeunesse de quartier“, explique-t-elle.
Mais, Audrey Estrougo tempère aussitôt sa réponse : “tous mes films sont différents. Il y a en que j’ai fait avec très peu d’argent“. Comme son premier long métrage, “Regarde-moi”, sorti en 2007.
“Toi, moi et les autres” est seul film qu’elle n’a pas eu envie de faire, explique-t-elle. “Ce sont des producteurs qui m’ont sollicitée. Au début, j’ai dit non. Puis, j’ai regardé beaucoup de comédies musicales et je me suis rendu compte que c’est un genre très politique. Comme les films de zombies qui permettent de faire passer des messages de manière détournée. J’ai un peu réécrit le scénario, même si la fin que j’avais choisie n’a pas été gardée, ni le titre.”
“Vos films portent souvent sur l’injustice ?“, rebondit une élève. “On dit souvent que l’on fait des films qui nous ressemblent. On essaye de faire des films pour changer le monde. Pour “La Taularde, j’ai donné pendant deux ans des ateliers à des détenus de Fleury-Mérogis pour comprendre ce milieu et en particulier le milieu féminin en prison. On se retrouve face à une souffrance et une solitude assez rare, parce que les hommes ne viennent pas voir leur femme. J’ai présenté ce film à la prison pour femmes de Rennes. Ma plus grande fierté, c’est qu’elles m’aient dit qu’il ne manquait que l’odeur. Là, tu te dis que t’as peut-être réussi quelque chose, que ça informe les gens“, relate la cinéaste.
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Il faut dire : je suis là, tu fais avec
Pour le choix des acteurs, Audrey Estrougo pointe une autre responsabilité, en tant que réalisatrice. “Ça m’a toujours indignée de ne voir que des blancs au cinéma. Ça n’existe pas un monde tout blanc“. Idem pour le terrorisme. “On pourrait faire des films sur le terrorisme d’extrême-droite. Ça marche aussi, au lieu de raconter toujours la même chose“, estime-t-elle. Des considérations qui amènent la remarque d’une autre élève : “Est-ce que ça vous a handicapé de venir de banlieue ?” Réponse sans ambiguïté d’Audrey Estrougo : “C’est un milieu assez fermé et très bourgeois, le ciné. Très parisien. J’essaye de me tenir, mais je parle tout le temps comme une banlieusarde et, très vite, on te prend pas au sérieux. Mais, en vrai, il y a de la place pour tout le monde. Il faut dire : je suis là, tu fais avec“, glisse-t-elle.
L’intérêt des élèves, dont certains vont s’inscrire à Parcours sup et passer le bac, revient naturellemnt sur ses choix d’orientation. “Depuis quand vous avez eu envie de faire du cinéma ?” et “comment vous avez fait si vous n’avez pas fait d’école ?“, l’interroge-t-on. “Je pense que j’ai formulé cette envie depuis la seconde. Pour des raisons familiales, je ne pouvais pas faire une école après le bac. Il fallait déjà que je travaille et que je paye mon loyer. Je n’y connaissais rien à la technique, ni comment faire un scénario. Alors, je suis allé à la Fnac prendre des notes sur des bouquins. J’ai écrit un scénario dans mon coin“, relate Audrey Estrougo. C’est un ami qui lui présente un producteur qui finit par lui signer son premier film après avoir vu ses premières scènes. “En fait, c’est de la débrouille et de l’acharnement“, résume-t-elle.
Si le lycée ne l’a pas aidé dans sa carrière, observe-t-elle, “il est important de rencontrer des personnes qui vous donnent confiance en vous. Vous avez une chance incroyable d’avoir Mme Dumant“, insiste la réalisatrice. “Mais avez-vous eu des regrets?”, tente une jeune fille. “J’ai nourri des regrets, mais finalement, j’ai su tard quelles études j’aurais voulu faire. Je pense que je n’aurais pas fait le bon choix directement à la sortie du lycée. C’est parce que j’ai voyagé après avoir commencé à bosser que j’ai compris que j’aurais plutôt fait des études comme Science Po, mais je ne me serais jamais autorisée à les faire. J’aurais plus fais LEA [langues étrangères appliquées] comme tout le monde. En fait, c’est dur de savoir ce qu’on veut faire à vos âges“, soupire Audrey Estrougo.
“Est-ce que vous avez voulu arrêter ce métier ?“, ose un élève. “Oui, plein de fois. Aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre pourquoi je le fais. Quand tu commences à faire ce métier, quand ça te brule à l’intérieur de faire quelque chose, c’est pour retranscrire le monde avec ton regard. Quand tu vois la tronche du monde quand tu te lèves le matin, tu te demandes à quoi ça sert de le rendre joli. Et puis, les gens vont moins au ciné…“, se livre Audrey Estrougo. Il y a aussi l’intelligence artificielle qui l’inquiète, au point de confier faire “un métier en voie de disparition“. Quant au téléchargement illégal, elle en a pris son parti. “Déjà pour qu’un réalisateur gagne de l’argent, il faut faire beaucoup d’entrées. Je fais des films pour qu’ils soient vus. Finalement, le téléchargement n’est pas une si mauvaise chose, parce que tout le monde n’a pas les moyens de se payer une place de ciné et dans certains endroits il n’y en même pas“, développe-t-elle. La réalisatrice a d’ailleurs promis d’envoyer à leurs enseignants les liens de tous ses films pour que les élèves les voient gratuitement.
Ne prenez jamais un non pour un refus définitif
“Certains parmi vous veulent-ils travailler dans le cinéma ?“, questionne à son tour Audrey Estrougo. Trois mains se lèvent timidement, dont celle de Thibault. “Le montage, ça m’intéresse. C’est très intéressant ce qu’elle dit parce qu’en fait c’est faisable“, réagit-il. Shaïneze, quant à elle, reste impressionnée. “Franchement, elle a du courage, c’est trop dur comme métier“, considère-t-elle, alors que Parcours sup la stresse déjà.
“C’est quoi les clés de la réussite pour vous ?“, demande Dani. “Beaucoup de travail. Mais, surtout, allez où vous avez envie d’aller. Et ne prenez jamais un non pour un refus définitif“, conseille Audrey Estrougo. “Pour certaines choses“, la reprend une enseignante en souriant.
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