Grandis dans des banlieues pauvres avant d’engranger les recettes de leurs succès, les rappeurs attirent les convoitises du milieu, sommés de partager. Durant deux ans, les journalistes Joan Tilouine, Paul Deutschmann et Simon Piel ont enquêté sur ces liaisons dangereuses, et publient ce mercredi “L’Empire, enquête au coeur du rap français” chez Flammarion. Entretien avec les auteurs.
Comment expliquer la montée en puissance de la criminalité organisée dans le rap?
Paul Deutschmann : C’est d’abord lié à l’explosion de l’argent dans le rap depuis dix ans. Les sommes brassées aujourd’hui sont colossales avec des contrats pouvant atteindre plusieurs millions d’euros par album. Cet argent attire évidemment les convoitises et a fait émerger le phénomène des “narcoproducteurs”: des entrepreneurs de l’illégal qui se sont insérés dans le circuit de financement du rap.
Il est pour autant faux de dire que le narcobanditisme est partout dans le rap, mais il y a des acteurs qui en sont profondément imprégnés et ce ne sont pas des cas isolés.
Joan Tilouine : Cette montée en puissance révèle aussi la sophistication grandissante de ces organisations criminelles: elles créent des sociétés pour devenir les coproducteurs d’artistes de rap afin de recevoir de l’argent propre de la main de grandes majors, en leur qualité de distributeurs.
Le vrai problème c’est que ces grandes majors, qui sont des multinationales pour certaines cotées en Bourse et ont pu bénéficier de fonds publics en France, versent des millions d’euros à ces structures sans être capables de détailler leur processus de “compliance” (ou conformité, vérifications visant à s’assurer du respect des règles et de l’éthique, NDLR). Elles ferment les yeux de manière consciente sur certaines zones grises.
Quelles en sont les conséquences pour les artistes ?
Paul Deutschmann: Pour certains rappeurs, le succès peut désormais être une malédiction parce qu’il attire des groupes criminels qui vont faire pression sur eux pour obtenir une part du gâteau. Le cas du rappeur SCH est particulièrement frappant (un de ses proches a été tué par balles après un concert fin août 2024 à La Grande-Motte).
Aux dires de leur entourages, certains artistes vivent presque clandestinement, doivent utiliser des voitures leurres pour se déplacer et se rendent à leurs showcases avec une sécurité rapprochée d’une dizaine d’hommes.
Joan Tilouine : Une autre conséquence, c’est que ça assèche la créativité parce qu’il y a de moins en moins de production. Par exemple à Marseille, il n’y a plus grand-chose. Il y a même des artistes qui disent “je ne veux pas sortir mon master parce que sinon, je vais me faire racketter”. En fait, aujourd’hui, la production rap s’amenuise et, selon certains acteurs de labels, l’écosystème du rap français pourrait finir par être asphyxié par cette violence.
Le pouvoir économique des rappeurs n’a pourtant jamais été aussi fort…
Paul Deutschmann: Au milieu des années 2010, Jul et PNL ont imposé un nouveau modèle économique en devenant leurs propres producteurs et en laissant aux majors la seule distribution (promotion, diffusion sur les plateformes… NDLR). Ce modèle a permis aux rappeurs de s’affranchir d’une industrie qui pouvait être décriée comme prédatrice pour eux.
Joan Tilouine : Ils ont réussi à totalement inverser le rapport de force avec des multinationales, qui auparavant percevaient 80% des revenus générés par les artistes qui en empochent désormais jusqu’à 90%! À tel point que ce modèle a inspiré des stars de la pop comme Angèle.
Les rappeurs sont aujourd’hui des entrepreneurs à succès alors que la société française ne leur a pas forcément tendu la main et ne leur a pas fait de cadeau. En fait, il n’y a aucun secteur industriel ou économique en France qui a fait émerger autant de multimillionnaires parmi des enfants issus des quartiers et de l’immigration.
Lire aussi les bonnes feuilles dans le Monde, qui reviennent en particulier sur le parcours de Maes, grandi à Sevran.
L’Empire est publié chez Flammarion, disponible à partir de ce 29 octobre au prix de 22,50 euros

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