Développer le tourisme mémoriel autour des sites de la déportation et de la résistance, tel est l’objectif du projet “Mémoires en réseau”, développé par le comité du tourisme de Seine-Saint-Denis. En toile de fond, la longue quête d’une reconnaissance de la place du département dans l’histoire de la Seconde guerre mondiale, aboutie par étapes, dont la dernière est le classement aux monuments historiques du Fort de Romainville et du “quai aux bestiaux” de la gare de Pantin. Parcours.
Il aura fallu attendre 2012 pour que soit inauguré le Mémorial de la Shoah à Drancy par François Hollande, alors président de la République, observe Éléanor Ward, la responsable du site. “Une reconnaissance tardive” à l’image du “retard” français dans la valorisation de lieux de mémoire de la déportation et de la résistance. En Seine-Saint-Denis, “le tourisme mémoriel a longtemps été masqué“, constate, de son côté, Dominique Dellac, vice-présidente du département en charge patrimoine culturel et de la mémoire. La création de “Mémoires en réseau”, un site internet cocréé avec la musée de la résistance nationale (MRN) et le Mémorial de la Shoah, marque aujourd’hui un tournant pour la transmission de cette histoire.

“Aujourd’hui, les derniers témoins sont en train de nous quitter. On passe à l’ère des lieux“
La cité de La Muette à Drancy, située juste en face du musée du Mémorial, l’ancienne de gare de Bobigny, le Fort de Romainville, le “quai aux bestiaux” à Pantin… “L’essentiel des lieux cruciaux de l’histoire de la résistance, de la Shoah et des déportations, sont en fait ici, en Seine-Saint-Denis“, estime Thomas Fontaine, historien et directeur du MRN. “L’histoire de ces lieux a été portée par leurs témoins. Les anciennes et anciens déportés qui ont survécu, sont venus commémorer et poser les premières plaques. Mais, ça n’a pas fait une mémoire collective. Aujourd’hui, les derniers témoins sont en train de nous quitter. On passe à l’ère des lieux. C’est tout l’objet de cette mise en réseau“, rappelle-t-il.

Un site internet à vocation pédagogique
Or, ces lieux sont restés dispersés jusqu’il y a peu, “sans véritable lien évident“, souligne Estelle Lusseau, cheffe du bureau du patrimoine contemporain au département. “Une des volontés depuis pas mal d’années était de les mettre en relation. Certains de ces lieux ont ouvert au public comme le Mémorial de Drancy et l’ancienne gare de Bobigny depuis juillet 2023. D’autres sont en cours d’aménagement. Il est aussi question de trouver des manières de raconter cette histoire“, indique-t-elle.
Le site internet “Mémoires en réseau” a été pensé dès l’étude réalisée en 2013 par Thomas Fontaine. “Son premier objectif est de rendre accessible au grand public toutes les recherches sur ces lieux, leur rôle durant la guerre et comment la mémoire de chaque lieu s’est construite et se développe. Il présente aussi des informations très concrètes sur les visites que l’on peu faire. Enfin, ce site a une vocation pédagogique, notamment vis-à-vis des collégiens. Les enseignants peuvent y trouver les différents dispositifs auxquels ils peuvent faire appel pour financer des projets sur cette histoire. On y trouvera aussi les projets déjà réalisés“, détaille Livia Paresa Del Corso, chargée du projet de plateforme. Cette offre s’inscrit aussi dans le cadre du plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations mis en place depuis 2023. “Nous voulons aider les jeunes à comprendre ce qu’il s’est passé. Il y a un besoin de connaissance historique avérée à l’heure où le négationnisme, le déni, les fakes news emportent les esprits, mais aussi qu’ils puissent le ressentir“, indique Dominique Dellac. Au-delà de la visite des sites, le département dispose aussi d’un “parcours de mémoire” pour les collégiens, en Pologne, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah. Six classes en 2025 et quatre en 2024 ont ainsi visité Auschwitz-Birkenau.

“Cette mise en réseau permet à des lieux qui sont toujours totalement oubliés, d’émerger grâce au réseau“
Tout l’intérêt de cette mise en réseau est aussi de préserver des sites. “Notre mémoire collective aujourd’hui est le résultat de son histoire : on a mis longtemps en avant l’histoire de la Résistance. Cette mise en réseau permet à des lieux qui sont toujours totalement oubliés, d’émerger grâce au réseau“, remarque Thomas Fontaine. C’est le cas de la gare du Bourget, dont l’historien a retrouvé le lieu exact, avec Benoît Pouvreau, docteur en histoire, chargé d’inventaire au service du patrimoine culturel du conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Le site, détruit dans les années 1970, a servi aux Nazis pour déporter près de 40 000 Juifs de France rassemblés au camp de Drancy à partir de mars 1942. À partir de juillet 1943, ce sont 22 407 hommes, femmes et enfants, soit un tiers des déportés Juifs de France. L’immense majorité seront assassinés à Auschwitz-Birkenau.
“Aujourd’hui, pouvoir proposer aux élèves de visiter le même jour le mémorial de la Shoah, où ils comprennent ce qu’est la Shoah et toute son organisation, de se rendre sur les lieux de l’ex-camp de la cité de La Muette, puis d’enchainer avec la gare de Bobigny, avec un autre regard sur le point de départ en déportation, c’est essentiel pour la transmission. Demain, il faudra faire pareil entre Romainville et Pantin“, commente Thomas Fontaine. L’ancien fort de l’armée française situé aux Lilas “est le premier camp allemand installé en France occupée, ce qui est tout à fait méconnu“, signale-t-il. Dès juin, il devient un camp administratif, d’abord pour les résistants étrangers. Il servira de camp d’otages dans la politique de représailles nazies contre la Résistance, puis, à partir de juin 1943, et surtout de 1944, il devient le point de départ des femmes résistantes (les hommes seront déportés via Compiègne, dans l’Oise). Elles seront 4 000 à être déportées, principalement vers Ravensbrück, sur les 7 000 personnes qui y sont passées.
Pour organiser les convois, les Allemands réquisitionnent l’ancien “quai aux bestiaux”, gare de Pantin, qui servait acheminer le bétail aux abattoirs de La Villette. Le dernier et plus grand convoi partira le 15 août 1944 avec 2 216 personnes, dont 561 femmes et 1 655 hommes. “Demain, il faudrait réfléchir au-delà de la région. On a fait cette histoire là longtemps à l’échelle parisienne. Les autres sites y entrent désormais, et, en y entrant, on va pouvoir réfléchir à la mise en réseau de sites comme Compiègne qui est lié à Romainville. De même, le Mémorial de la Shoah est connecté avec Beaune-la-Rolande et Pithiviers. Si on regarde plus loin, il faudrait faire le lien avec le camp de Risevalte, le Drancy de la zone sud, près de Perpignan“, poursuit Thomas Fontaine.
“C’est aussi une histoire citoyenne, il faut donc la mettre en dialogue avec la question des droits des femmes aujourd’hui“
Comme à Drancy où la cité de La Muette est redevenue un lieu de vie, le site de Romainville est appelé à devenir un nouveau quartier de ville dans le cadre d’un projet immobilier portée par le promoteur Cibex. Mémoire et transformation urbaine cohabitent donc. Les travaux de Thomas Fontaine pour mettre au jour les témoignages de l’internement des résistants, en particulier des femmes résistantes, ont du reste été récompensés par l’inscription à la protection des monuments historiques “avec vœu de classement d’ici 2026” de La casemate 17 où ont été restaurés et sauvegardés 120 graffitis, ainsi que le “carré des fusillés”. Ce seront les sites centraux du parcours du Mémorial des femmes en résistance et en déportation. “On ne va pas seulement aborder l’histoire des engagements et des valeurs entre 1940 et 1945. C’est aussi une histoire citoyenne, il faut donc la mettre en dialogue avec la question des droits des femmes aujourd’hui. Dans le parcours mémorial, on prévoit un espace ouvert sur les questions du XXIe siècle. Nous sommes convaincus que cette mise en réseau nous permet d’aborder ce type de thématiques“, plaide Thomas Fontaine. Une histoire en résonance avec le présent, également incarnée dans le parcours artistique en cours d’installation de l’artiste contemporain Chemsedine Herriche.
Lire aussi :
N'envoyez que des photos que vous avez prises vous-même, ou libres de tout droit. Les photos sont publiées sous votre responsabilité.