Du rattrapage de stock dans certains domaines comme les affaires familiales, un tribunal correctionnel qui reste écrasé par le poids des comparutions immédiates dont un tiers s’achèvent après 22 heures, le goulot d’étranglement d’une prison surchargée… Retour sur les chiffres 2022 et les défis 2023 de la justice en Val-de-Marne.
“30 magistrats du siège en plus de 96 qu’elle compte déjà“, telle est la demande adressée par le président du tribunal judiciaire de Créteil, Eric Bienko Vel Bienek, ce lundi 30 janvier, lors de l’audience solennelle de rentrée 2023, en fin de retour en public. Quatrième juridiction du pays, Créteil croule sous les dossiers. Pas question toutefois de baisser les bras. “Je ne crois pas qu’il faille sombrer dans l’abîme du désespoir, ni penser que rien ne marche plus”, a plaidé le procureur de la République, Stéphane Hardouin.
Après deux années marquées par la crise sanitaire, 2022 a marqué un retour à un niveau d’activité soutenu au tribunal de Créteil. Le nombre de nouvelles affaires au civil est ainsi passé de 17 622 à 26 613, en augmentation de 50% tandis que le nombre de nouvelles affaires au pénal a doublé, passant de 9 018 à 18 067. La part des affaires jugées au pénal, qui était d’un tiers en 2021, est désormais de plus de 40%.
Repère : distinguer civil et pénal
Le droit civil règle les contentieux entre personnes privées (affaires familiales, litiges, hospitalisation sous contrainte, contentieux social…). Il est rendu dans les tribunaux de proximité, au tribunal judiciaire ou dans des juridictions spécialisées comme le Tribunal de Commerce ou les Prud’hommes. Les décisions peuvent donner lieu au versement de dommages et intérêts ou à l’obligation de faire ou de ne pas faire certaines choses vis-à-vis du plaignant.
Le droit pénal intervient lorsqu’il y a préjudice envers la société. Il peut être rendu dans les tribunaux de proximité, au tribunal de police, au tribunal correctionnel et, pour les crimes, à la Cour d’Assises. Il donne lieu au versement d’amendes payées à l’Etat, voire à de la prison. Une même affaire peut à la fois être jugée au pénal puis au civil.
Malgré un nombre d’affaires en hausse, le tribunal a légèrement réduit la durée moyenne de traitement
Saisis de 14 552 affaires nouvelles en 2022 en plus du stock existant, les juges civils ont rendu 16 985 décisions, soit un taux de couverture de 116,72%, en progression par rapport à 2021 où il était de 101,93%. De quoi faire diminuer légèrement l’âge du stock, qui passe de 18 à 17,7 mois.
Le pôle des affaires familiales, qui représente 23% du contentieux civil, a notamment diminué ses stocks de 15%, au prix de 110 audiences chaque mois. Alors qu’il faut en moyenne 15 mois pour obtenir une décision au plan national, un an suffit à Créteil, s’est réjoui le président du tribunal, Eric Bienko Vel Bienek, lors de l’audience solennelle de rentrée 2023. Le stock des affaires familiales est ainsi passé de 5 975 à 4 464.
Ce flux tendu reste néanmoins fragile. Ainsi, le pôle des affaires sociales, qui représente 6% du contentieux civil, a-t-il repris les 16% de stock qu’il avait évacués en 2021 (repassant de 2 698 à 3 030 dossiers en cours), fragilisé par des vacances de postes et des absences. “Un audit est aujourd’hui mené par la future directrice de greffe du pôle civil, dont les conclusions permettront de dégager des pistes de travail”, a indiqué le président du tribunal. Le développement de la conciliation, de la médiation, du règlement à l’amiable et de la procédure de césure (le juge tranche la question de fond et laisse les parties s’accorder sur le montant de l’indemnisation) pourrait aussi fluidifier le processus.
L’évolution de la loi sur les hospitalisation sous contrainte a pesé sur le civil
Parmi les affaires de contentieux civil, l’activité liée aux hospitalisations sous contrainte, traitée par les juges de la liberté et de la détention, a fortement augmenté. Elle est passée de 17% à 24% des affaires. Le ressort de Créteil comprenant six établissements psychiatriques, les requêtes sont en effet nombreuses. Surtout, depuis le 24 janvier 2022, un contrôle systématique des mesures d’isolement et de contention impose des délais d’instance très contraints et une permanence 7 jours sur 7. “Cette loi est à l’origine d’une augmentation de près de 65% de l’activité civile du service des juges des libertés et de la détention, sans effectif supplémentaire à ce jour“, a chiffré le président du tribunal.
Fort augmentation des ordonnances pénales
Concernant l’activité pénale, le nombre de plaintes et PV concernant des majeurs est en légère diminution par rapport à 2021 (81 065 contre 86 375). Un chiffre qui reste très en deçà de 2019 (107 935). 16 618 ont été déclarées poursuivables et 5 625 ont fait l’objet de procédures alternatives aux poursuites.
Concernant les modalités des poursuites, la proportion d’ordonnances pénales bondit, qui passe de 44% à 72%. Procédure simplifiée, l’ordonnance pénale permet de traiter une affaire simple par un juge unique et sans audience.
En 2022, 408 affaires ont fait l’objet d’une ouverture d’information par un juge d’instruction (contre 432 en 2021), et 436 ont été closes (contre 380 en 2021). Le service a augmenté son nombre d’affaires traitées de 15%. Le stock reste néanmoins chargé et chacun des 11 cabinets des juges d’instruction gère une centaine de dossiers.
Le tribunal correctionnel a rendu 12 608 décisions en 2022, avec toujours un flux important de violences conjugales (11% contre 5% en 2016). Le tribunal de police a lui rendu 1 042 décisions (contre 760 en 2021) et la Cour d’assises 40 (comme l’an dernier).
Comparution immédiate : ces procès qui s’achèvent après 22 heures
L’activité du tribunal correctionnel reste très soutenue, avec plus de 80 audiences chaque mois. “Il faut savoir que le recours aux comparutions immédiates a continué d’augmenter pour correspondre aujourd’hui à 41,4% des modes de poursuite. Malgré les renvois opérés pour tenter de maintenir une durée d’audience raisonnable et une amélioration de la situation, 37% des audiences se sont terminées après 22h le mois dernier! Le constat doit être fait d’une capacité d’absorption et de jugement au pénal largement dépassée“, a alerté le président du tribunal.
Besoin de magistrats en renfort
Eric Bienko Vel Bienek estime qu’il faudrait 30 magistrats supplémentaires en plus des 96 actuellement prévus au siège. D’autant que les Jeux Olympiques de 2024 vont générer “un accroissement significatif de l’activité pénale en raison notamment du plan anti-délinquance applicable au département et de la politique pénale envisagée pour l’aéroport d’Orly.”
Les effectifs du tribunal
Profils/Effectifs 2022 | Effectif théorique | Effectif réel (ETPE) |
Magistrats du siège | 96 (94 en 2021) | 89,60 (90,3 en 2021) |
Magistrats du parquet | 36 (35 en 2021) | 35 (32 en 2021) |
Fonctionnaires tribunal judiciaire | 304 (287 en 2021) | 263,70 (257,8 en 2021) |
Fonctionnaires tribunaux de proximité | 68 (idem en 2021) | 57,30 (54,5 en 2021) |
Les avocats, eux, sont au nombre de 599, contre 500 en 2021. Les conciliateurs sont pour leur part passés de 29 à 34.
Repère : distinguer les magistrats du siège et ceux du parquet
Le parquet représente le ministère public. Dirigé par le procureur de la République, il défend l’intérêt général de la société au sein des différentes juridictions. Les magistrats du parquet ne jugent pas. Lors d’un procès, ils font un réquisitoire, en restant debout, au nom de l’intérêt de la société.
Les magistrats du siège, eux, rendent la justice dans le cadre de différentes juridictions (tribunal correctionnel, tribunal correctionnel, cour d’assises…).
Au-delà des ressources humaines, besoin de réformer pour éviter la course infernale
Une demande de moyens, mais pas seulement. Si les annonces du gouvernement sur le plan quinquennal, destiné à porter le budget de la justice à 11 milliards d’euros et à recruter 10 000 agents, sont saluées, il convient aussi de réformer, préviennent les magistrats. “Sans réformer notre fonctionnement, ces moyens supplémentaires risquent d’être vite absorbés dans le mouvement d’une société toujours plus en demande de justice. L’économie nous enseigne que l’offre augmente la demande ! Certains visiteurs sont parfois surpris de voir sur un plateau de permanence, un substitut coiffé d’un casque, enchaîner une soixantaine d’appels par jour dans des affaires d’importance très variable. Il ne faudrait pas que la multiplication des magistrats entraîne la multiplication des casques !” a plaidé le procureur de la République, Stéphane Hardouin.
Le président du tribunal s’est pour sa part questionné sur l’application à la Justice d’impératifs prioritaires de rapidité. “La rapidité et l’efficience dominent toutes les autres dimensions. Comme si en produisant simplement une justice rapide, il était possible de répondre à tous les reproches adressés à l’institution. Comme si, par un singulier raccourci, produire une justice rapide signifiait rendre une justice nécessairement peu coûteuse, proche du citoyen, avec des jugements intelligibles et d’une forme juridique irréprochable. Rien que cela !”.
Une cartographie des préoccupations citoyennes
Rester concentré sur les problèmes de fond comme la lutte contre le trafic de stupéfiants avec des enquêtes de longue haleine, les problèmes de rixe ou encore les violences conjugales, sans négliger le quotidien qui irrite, reste aussi un enjeu. “Nous tiendrons dans les quatre prochains mois des réunions sur le terrain avec les élus, et même les habitants, pour parler de ce que nous appelons le « bas du spectre », qui n’est jamais prioritaire. Nous en tirerons une cartographie des « préoccupations citoyennes », qui nous aidera à mieux cibler nos actions, en pleine complémentarité avec les autorités administratives”, a ainsi promis Stéphane Hardouin. Dernièrement, le parquet de Créteil a également mis en place une adresse mail à destination des élus pour faciliter la communication. De même, quatre procureurs adjoints ont été répartis sur les quatre districts de police du Val-de-Marne pour assurer une permanence et une expertise des territoires.
Focus sur l’aéroport d’Orly
Concernant les JO et l’aéroport d’Ory, le procureur a annoncé qu’il allait prendre des mesures d’encadrement propres à l’aéroport. “Au-delà du trafic de stupéfiants, l’enjeu aéroportuaire sera une priorité d’action publique dans la perspective des JO 2024, en lien étroit avec le préfet délégué aux aéroports parisiens. Avant l’été, je prendrai une note de politique pénale dédiée à Paris-Orly pour traiter de manière cohérente l’ensemble des problématiques, des taxis clandestins aux survols de drone. Nous y travaillerons en mode projet avec la gendarmerie aérienne, la police de l’air, la sécurité publique, les douanes et la police judiciaire en fonction des capacités de chacun”.
Vigilance sur la surpopulation à Fresnes
Alors que la crise Covid est terminée, le nombre de détenus est aussi remonté dans les prisons et la question de la saturation de la Maison d’arrêt de Fresnes n’a pas été éludée. 7 895 décisions de prison ferme ont été prises en 2022 (contre 6 687 en 2021), ainsi que 1 279 peines de prison en milieu ouvert. “Cela représente une charge extrêmement importante, d’autant que le taux d’occupation à la maison d’arrêt de Fresnes n’a cessé de croître depuis la fin de la pandémie, pour atteindre aujourd’hui 153%, avec 1 885 personnes hébergées“, s’est inquiété Eric Bienko Vel Bienek. Les nouvelles dispositions permettant de réduire les peines et les procédures automatiques de libération sous contrainte pourraient venir un peu soulager la juridiction, même si elles généreront aussi du travail.
Afin d’anticiper cette saturation, Stéphane Hardouin a rappelé la mise en place d’un indicateur partagé dès le 1er mars, en lien avec le siège et le service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip), pour tenir compte de l’éventuelle saturation des services dans la décision. Concrètement, les magistrats pourront se renseigner sur la durée de prise en charge des sursis probatoires, le nombre de places en travaux d’intérêt général et en semi-liberté disponible, les effectifs de la population carcérale à Fresnes et encore le taux d’occupation des cellules. “Nous avons pleinement confiance dans notre administration pénitentiaire mais les derniers chiffres nous préoccupent, et ce, d’autant plus que nous sommes les garants de la dignité de la détention”, a motivé le procureur. Dans ce contexte, la semi-liberté, avec l’exploitation au maximum des capacités d’accueil du centre de Villejuif (216 places), le recours au travail d’intérêt général et la libération sous contrainte devraient concourir à ce désengorgement.
Dans le Val-de-Marne, un projet de seconde maison d’arrêt à Noiseau est par ailleurs en cours, pour désaturer celle de Fresnes, mais le projet se heurte aujourd’hui à une forte hostilité des habitants.
Lire : Réunion sur la prison à Noiseau : 600 habitants furieux face à l’État
Quatre nouvelles salles d’audience en 2023
Concernant les travaux de réfection du tribunal, le président a précisé qu’ils s’achèveraient d’ici à trois ans. Cette année, quatre nouvelles salles d’audience seront livrées.
Télécharger la plaquette d’activités 2022 du Tribunal de Créteil
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